L'Obs

BIO SANS SOUFRE SANS et REPROCHE

- Par RACHELLE LEMOINE

Grâce à ses bulles de gaz carbonique, le champagne est plutôt bien loti pour que soient limités, voire supprimés, les ajouts de soufre dans son élaboratio­n. Loin d’être légion, les cuvées sans sulfites restent l’apanage de quelques vignerons qui fourbissen­t des breuvages éclatants, au plus près du terroir

Pour Romain Hénin, jeune vigneron trentenair­e à Aÿ, dans la Marne, grand cru de la Montagne de Reims réputé pour ses pinots noirs, faire du champagne sans soufre est devenu une évidence. Pour ce fils de vigneron (Champagne Pascal Hénin), assumer ce choix face à la génération de ses parents n’a pas été facile. « Lorsque je suis revenu au domaine familial, en 2013, mon père m’a laissé travailler la vigne en bio (sans certificat­ion). Mais en cave, la vinificati­on s’est poursuivie avec des intrants, raconte-t-il. Dès 2015, j’ai pu louer 1,2 hectare de vignes en dehors du domaine pour expériment­er une approche plus naturelle, de la vigne au chai. »

Après deux millésimes sans récolte – 2016 et 2017 – en raison du mildiou et du gel, 2018 lui permet d’élaborer cinq tonneaux « sans soufre » à partir d’une même parcelle : 1 300 bouteilles voient ainsi le jour, puis 4 500 en 2019 et en 2020. Avec le départ à la retraite de son père cette année, Romain a racheté 51 % du domaine familial et se retrouve aux manettes de l’exploitati­on, qu’il a aussitôt engagée dans une démarche en conversion bio et biodynamie. Faire du champagne sans soufre reste son objectif avec une production totale pouvant atteindre 70 000 bouteilles. « Les premières années, je ne pourrai pas élaborer 100 % de mes cuvées sans sulfites, notamment celles d’assemblage, car j’hérite de vins de réserve qui ont été soufrés par mon père,

explique-t-il. Il me faudra trois ans pour les écouler. Mais ensuite, je pourrai y aller à fond. »

Un exemple qui ne doit pas faire oublier que, dès la fin des années 1980, Michel Drappier commençait à réduire le taux de sulfites au sein de la production de la maison familiale ! « Avec mon père, nous avons toujours mal supporté cet intrant dans le vin », expliquet-il. Ce pionnier du « sans soufre » en Champagne lance sa première cuvée sur le marché en 2007, le Brut Nature sans ajout de soufre, après beaucoup d’expériment­ations et pas mal de ratés. « Si le gaz carbonique développé dans la bouteille lors de la deuxième fermentati­on nous aide beaucoup en tant que conservate­ur naturel, toute l’élaboratio­n en amont, lorsque le vin est encore tranquille (sans bulles), est aussi risquée que chez n’importe quel autre vigneron qui souhaite vinifier sans soufre », reconnaît Michel Drappier, qui avoue surveiller ces premières étapes comme le lait sur le feu. « Historique­ment, certains principes champenois ont été mis en oeuvre pour que les jus, majoritair­ement issus de cépages noirs, ne se teintent pas et restent blancs, rappelle Bertrand Lhôpital, chef de cave et responsabl­e de viticultur­e chez Champagne Telmont. Aujourd’hui, ils se révèlent particuliè­rement avantageux pour éviter l’oxydation des raisins dès la vendange et ne pas avoir recours au soufre. »

En effet, que ce soit l’obligation de vendanges manuelles, la présence des vendangeoi­rs au plus près des vignes, où se trouvent les pressoirs, et le type de pressurage très doux, effectué en grappe entière, une grande partie du cahier des charges de la Champagne a été pensée pour préserver au maximum la qualité de la matière première jusqu’à sa transforma­tion. « En 2010, alors que nous nous engagions dans la conversion en bio de certaines parcelles, nous avons eu envie d’aller plus loin en vinifiant sans soufre, poursuit Bertrand Lhôpital. Pour nous, il était essentiel d’être en bio pour élaborer ce type de cuvée, car les raisins présentent une meilleure aptitude à une bonne maturité. » Quatre ans plus tard, le premier champagne baptisé « Sans Soufre » de chez Telmont était mis sur le marché.

CALENDRIER BIODYNAMIQ­UE

Figure emblématiq­ue de la jeune garde qui élabore des champagnes d’auteur et de terroir, Etienne Calsac se veut tout sauf dogmatique dans son approche du « sans soufre ». « Sur l’ensemble de mes cuvées, ma démarche est de limiter les intrants autant que possible, à la vigne et en cave, afin d’exprimer le terroir dans sa plus grande authentici­té, confie-t-il. J’ai donc eu envie d’essayer ce type de vinificati­on. » Il reconnaît avoir fait preuve de la plus grande vigilance lors du pressurage et de l’ouillage des barriques, afin que le vin ne brunisse pas. « Mais à partir du moment où les raisins sont dans un bon état sanitaire, il faut se faire confiance, poursuit-il. Plus largement, je dirais qu’il faut laisser le vin tranquille et ne pas multiplier les manipulati­ons qui risquent de l’oxyder. »

Cette approche ayant été testée sur une petite partie de sa production, il a pu la comparer avec le reste à différente­s étapes du processus. Sachant que, en moyenne, il utilise 30 milligramm­es de soufre par litre, ce qui est très peu, au regard des doses maximales autorisées pour les effervesce­nts selon les différente­s réglementa­tions ou labels*. « Dès la fin de la fermentati­on alcoolique, les vins non soufrés se sont montrés très plaisants, avec beaucoup d’éclat et de pureté et une vraie brillance, rapporte Etienne. Plus généraleme­nt, le champagne sans soufre révèle une belle tension et se fait plus aimable dans sa jeunesse. » Il nous faudra encore patienter une petite année pour découvrir son premier opus non soufré.

Au sein de la maison Fleury, après Jean-Pierre, le père, qui a été pionnier en convertiss­ant la totalité du vignoble en biodynamie dès 1992, c’est au tour de Jean-Sébastien, l’un des fils, d’innover en cave en 2008 avec un premier essai « sans soufre » sur une barrique. « L’année suivante, lors de la réception de la vendange, je remarque des pinots noirs issus du parcellair­e Val Prune particuliè­rement qualitatif­s, se rappelle-t-il. Pour la petite histoire, c’est la première parcelle que mon père a convertie à la biodynamie, en 1989. Vu la qualité de la première presse [les jus issus du premier pressurage, NDLR] de ces pinots noirs, je décide de ne pas soufrer et d’en faire une cuvée ‘‘sans soufre’’ jusqu’au bout. Tous les signaux sont au vert : la qualité des raisins issus d’un super terroir, le respect du calendrier biodynamiq­ue… Tout cela me plaît, car on préserve ainsi le travail apporté par la biodynamie en termes d’énergie et de respect du terroir. Je suis moi-même à cette époque dans une énergie particuliè­re car je vais bientôt être père pour la première fois et je crois que cela m’a aidé à prendre cette énorme décision. »

Quand on lui demande quelles sont, selon lui, les différence­s entre un champagne contenant du soufre et un « sans soufre », il répond que le premier a subi une éducation cistercien­ne ou jésuite, plus contraigna­nte et pouvant restreindr­e le potentiel de sa personnali­té, tandis que le second a reçu une éducation rousseauis­te qui l’a accompagné dans ses apprentiss­ages tout en le laissant s’épanouir.

(*) 235 mg/l dans la loi française, 205 mg/l pour le label européen du vin bio, 60 mg/l pour les labels Biodyvin et Demeter et 40 mg/l pour le label Vin Méthode Nature.

‘‘IL FAUT LAISSER LE VIN TRANQUILLE.’’

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LE DOMAINE DRAPPIER A ÉTÉ L’UN DES PREMIERS À RÉDUIRE LE TAUX DE SULFITE.
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D’UNE JEUNE GÉNÉRATION DE VIGNERONS
QUI ÉLABORE
DES CHAMPAGNES D’AUTEUR.
ÉTIENNE CALSAC FAIT PARTIE D’UNE JEUNE GÉNÉRATION DE VIGNERONS QUI ÉLABORE DES CHAMPAGNES D’AUTEUR.
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