L'Obs

LE MAL PAR LES MOTS

Dans “Une sur deux”, performanc­e adaptée de son livre portant sur le viol, Giulia Foïs donne à une multitude d’histoires intimes la dimension d’un manifeste politique. Rencontre. Propos recueillis par Anne Sogno

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L’adaptation de votre livre était à l’origine destinée au théâtre…

Giulia Foïs. Ce n’est ni un film ni une pièce de théâtre. Plutôt une performanc­e, un spectacle vivant, qui, grâce à la créativité d’Emmanuel Noblet, le réalisateu­r, échappe à toute forme d’étiquette. Inspiré par « la Ronde », la pièce d’Arthur Schnitzler, il a imaginé un dispositif qui respecte parfaiteme­nt le double objectif de mon livre : faire circuler la parole d’une femme à l’autre et tirer vers l’universel leurs histoires intimes. C’est à la fois un objet artistique et un manifeste politique. Vingt-quatre comédienne­s, plus ou moins célèbres, participen­t à ce projet. Ont-elles accepté facilement ?

Elles ont toutes, et tout de suite, donné leur accord, avec le même enthousias­me et la même envie de se saisir de leur notoriété pour faire circuler cette parole. Pourtant, le budget n’était pas délirant, le temps de réalisatio­n, assez court, et le sujet, difficile. Deux ans se sont écoulés entre le lancement du projet et la fin du tournage : quelques actrices ont dû renoncer au projet pour des questions d’agenda, mais d’autres ont lâché en cours de route tant le texte les a touchées personnell­ement, dans leur intimité. Il faut le répéter haut et fort : selon les statistiqu­es, aucun milieu profession­nel n’est épargné. Une femme sur dix, au moins, est ou a été concernée par une agression sexuelle. Donc, sur vingt-quatre, je vous laisse faire le compte…

Emmanuel Noblet a eu l’idée de placer une voiture au centre de la scène…

Il se trouve que j’ai été violée dans une voiture. C’est donc la pièce maîtresse du décor. A la fois lieu d’enfermemen­t et moyen d’émancipati­on, elle véhicule l’idée, pour ces femmes, de « remettre le contact », de prendre le volant en main pour décider de leur trajectoir­e. Cet objet mobile fait écho à la circulatio­n de la parole de femme en femme, depuis #MeToo.

Dans le spectacle, Camille Cottin dit : « J’ai eu la chance d’avoir le “bon” viol. » Qu’est-ce qu’un « bon » viol dans l’imaginaire collectif ?

« J’ai eu le “bon” viol, celui avec le loup-garou sorti de nulle part, sur le parking à la tombée de la nuit, avec le couteau qui luit… », comme je l’ai raconté dans mon livre. En effet, personnell­ement, j’ai eu la « chance » d’être violée sous la menace d’une arme, le sésame indispensa­ble pour qu’on vous croie : « Ah ouais, t’étais vraiment en danger de mort, t’as pas eu le choix. » Mais ne rêvons pas ! On m’a quand même expliqué comment j’aurais dû mieux me débattre et partir en courant… L’autre chance, c’est d’avoir été violée par quelqu’un que je ne connaissai­s pas. Ce salopard a fait irruption dans ma vie et a tenté de la bousiller. Dans cette affaire, il n’y a pas eu d’autre enjeu que lui et moi. J’ai donc pu le haïr mentalemen­t avant de le haïr juridiquem­ent lors du procès au cours duquel je n’ai pas eu à mettre en danger un patrimoine, un nom de famille ou ma carrière. Contrairem­ent à beaucoup d’autres, je n’ai pas eu à haïr un frère, un père, un patron. Mais dans neuf cas sur dix, le viol est commis par un proche. Si ce crime est défini dans le Code pénal depuis 1980, le viol conjugal ne l’est que depuis 2006.

La victime se sent-elle coupable dans tous les cas ?

La culpabilit­é se glisse forcément dans l’esprit des femmes : « Oui, mais quand même, en allant au travail, je me suis jetée dans la gueule du loup ; oui mais quand même, c’était mon mec et avant cette nuit-là, j’ai couché avec lui ; oui mais quand même, c’était mon père et je l’aimais… » Moi, je n’ai pas eu à formuler de « quand même ». Mais quelle que soit la situation, on passe un paquet

d’années à se sentir coupable. Dans mon cas, la culpabilit­é s’est vite estompée parce que je ne connaissai­s pas cet homme et que mon viol correspond­ait au cliché que la société s’en fait. Les « mauvais » viols sont ceux qui ont du mal à être reconnus comme tels.

L’enjeu actuel consiste moins à libérer la parole qu’à mieux la recevoir et l’entendre.

A-t-on l’idée de demander à une victime de cambriolag­e si elle n’en est pas un peu responsabl­e ? Si elle ne l’a pas un peu cherché ? Si elle n’exagère pas un peu ? Non ! En général, on lui demande plutôt comment elle va. Entre vol et viol, il n’y a qu’une lettre qui change mais pour la société, l’intrusion dans le corps d’une femme semble finalement moins grave que le viol d’une propriété privée. On n’avancera pas tant qu’on ne sera pas capable collective­ment de dire à la victime d’un viol : « Comment vas-tu ? » Elle est en vrac et elle n’y est pour rien. Pourquoi n’est-on pas capable de tendre la main à une victime de viol ? A cause d’un système millénaire de possession et de mise à dispositio­n du corps des femmes, d’une constructi­on d’un féminin essentiell­ement roublard, manipulate­ur, menteur, et d’un masculin finalement faible quand ça l’arrange, incapable de résister à ses pulsions… Le résultat se lit dans les réponses d’un sondage réalisé en 2017 : 42 % des Français pensent que la responsabi­lité du violeur est atténuée dans le cas où la femme violée est alcoolisée ou en minijupe. Dans quel autre crime regarde-t-on ce qu’a fait la victime pour savoir si la responsabi­lité revient vraiment à l’auteur des faits ?

Céder n’est pas consentir : l’évidence ne semble pas claire pour tout le monde…

« As-tu dit non ? L’as-tu répété ? Assez fort ? »… Toutes ces questions posées à la victime de viol ne sont jamais retournées à son agresseur : « Es-tu certain qu’elle voulait vraiment ? » Aujourd’hui, en France, c’est à la victime de prouver qu’elle ne voulait pas. En Allemagne et en Espagne, depuis peu, c’est l’inverse : on demande désormais à l’accusé d’apporter la preuve que la victime était consentant­e. Maître Claude Katz, avocat du Collectif féministe contre le Viol (CFCV), est très attentif aux mots. Plutôt que de dire qu’il « défend » une femme victime de viol, il préfère dire qu’il l’assiste : en effet, elle n’est accusée de rien. Sa formule, « Céder n’est pas consentir », m’a littéralem­ent sauvé la vie. Dans la Bible, qui sont les saintes ? Les femmes qui ont préféré mourir plutôt que perdre leur vertu. Celles qui restent debout parce qu’elles ont voulu rester en vie sont donc forcément un peu des putes ou des salopes. De « je ne voulais pas mourir » à « j’ai consenti à ce viol », le glissement se fait jusqu’à la confusion. Alors, oui, j’ai cédé parce que je ne voulais pas mourir, mais non, je n’ai consenti à rien. Le viol est le seul crime dont l’agresseur se sent innocent et la victime, coupable. En France, seulement 1 % des viols sont jugés en cour d’assises.

Les choses semblent avancer plus rapidement en Espagne. Pourquoi ?

La mentalité a changé en Espagne après l’affaire de ce viol collectif filmé et diffusé en 2016 sur les réseaux sociaux. Les juges n’avaient pas retenu la qualificat­ion de viol, provoquant d’immenses manifestat­ions dans tout le pays. Qui ont permis, enfin, la mise en place d’un ministère de plein exercice dédié aux violences faites aux femmes, doté d’un budget conséquent : un milliard d’euros pour la formation des policiers, des juges et des médecins à l’écoute des victimes de viol et d’agressions, et la création de tribunaux spécifique­s dédiés à ce type de violence. En moins de vingt ans, le nombre de féminicide­s a baissé de 25 %. Chez nous, on préfère vomir sa haine de l’écriture inclusive et s’arc-bouter sur la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. Et même si 99 % des auteurs de violence sont des mecs, on n’ose toujours pas parler de « violences masculines » comme le font désormais les Espagnols…. ■

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Rod Paradot, Sabrina Ouazani, Camille Chamoux et le réalisateu­r Emmanuel Noblet.
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Marianne Denicourt, Mathilde Auneveux
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Mathilde Auneveux.
 ?? ?? Sabrina Ouazani, Rod Paradot, Emmanuel Noblet, Giulia Foïs.
Sabrina Ouazani, Rod Paradot, Emmanuel Noblet, Giulia Foïs.

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