LOTO SPORTIF
Dans “les Bleus et l’Elysée”, Mohamed Bouhafsi analyse la relation opportuniste, et parfois explosive, qui se noue entre le président de la République et les footballeurs de l’équipe nationale.
En dépit des envies de boycott qui fleurissent dans l’esprit de certains supporters soucieux du bilan désastreux du Qatar en matière de droits de l’homme et de l’hérésie écologique que représente l’organisation de cette Coupe du Monde 2022, les allergiques au foot devront s’y résoudre : ils vont entrer dans une phase médiatique suffocante, saturée de maillots bleus, de rectangle vert et de commentaires technico-tactiques lâchés au bord du terrain par Didier Deschamps. A cette overdose sportive s’ajoutera l’exaspération de ceux qui ne portent pas Emmanuel Macron dans leur coeur puisque, c’est entendu, le président de la République s’affichera en premier soutien de l’équipe nationale (surtout si elle gagne), serrant ici la main de Mbappé, tapant là dans le dos de Griezmann.
Le documentaire de Mohamed Bouhafsi, « les Bleus et l’Elysée », le confirme : quel que soit le degré de sympathie généré par les membres du collectif si cher à Aimé Jacquet ou l’excellence relative de leur niveau de jeu à l’approche de la compétition, le chef de l’Etat récupérera leurs hauts faits avec gourmandise. S’il se trouve que l’actuel titulaire du poste fait montre d’un naturel enthousiaste à l’endroit du football (il a copieusement fait savoir son amour de l’OM, tout en distillant ses conseils au Parisien Kylian Mbappé), surfer sur un possible parcours triomphal des Bleus en s’affichant autant que possible à leurs côtés relève aujourd’hui de l’impératif politique. Emmanuel Macron ne s’y est pas trompé. Sa participation active au documentaire ne dit pas autre chose. Il y exhume les bons souvenirs de la campagne victorieuse du Mondial 2018, rayon de soleil d’une époque au fond très ancien monde, celle d’avant la crise des « gilets jaunes », l’inflation galopante et autres étés caniculaires. La compétition s’y déroulait dans la Russie d’un Vladimir Poutine encore toléré par la communauté internationale, « heureux de fédérer le monde à ce moment-là », rembobine le président français, qui jure ses grands dieux avoir exulté sans calcul le soir de la finale, au moment précis où son photographe officiel le saisissait en supporter glamour et déchaîné pour un cliché valorisant qui fera le tour du monde. Macron, qui se défend par ailleurs d’avoir précipité le défilé des Bleus sur les Champs-Elysées pour que les champions du monde arrivent au palais présidentiel avant l’ouverture du JT de 20 heures, aurait eu tort de se priver d’un tel shoot de popularité.
« Quel président ferait à l’avenir l’impasse sur l’équipe de France ? », entend-on à plusieurs reprises dans ce film riche en anecdotes et en témoignages prestigieux. Qui revient néanmoins sur ce moment rétrospectivement surréaliste où François Mitterrand se gardait bien de récupérer ostensiblement la victoire des Bleus de Platini à l’Euro 1984, trop soucieux de se démarquer de son prédécesseur Valéry Giscard d’Estaing, qui, en son temps, se mettait régulièrement en scène en footballeur…
Sans surprise, Mohamed Bouhafsi fixe la victoire de 1998 comme le moment charnière où l’intérêt marqué par l’exécutif pour les choses heureuses du football s’impose comme un rituel diplomatique gagnant à tous les coups. Il y montre Jacques Chirac, maillot bleu sur les épaules, le soir de la finale face au Brésil, tirer profit de cette fièvre sportive pour accroître sa popularité dans les sondages, alors en berne, à peu de frais. Peu importe sa méconnaissance absolue des subtilités du jeu, il séduisit la bande à Zidane, à coups de sourires chaleureux et de petites phrases truculentes. A commencer par Aimé Jacquet, ce provincial méprisé par les élites dans lequel il se reconnut à bien des égards. « Moi aussi, j’étais donné perdant en 1995 », lui aurait-il glissé dans les coursives de Clairefontaine, au moment où le sélectionneur ne recueillait que moqueries et suspicion. Lorsque, au lendemain du 12 juillet 1998, il le fit chevalier de la Légion d’honneur, Chirac murmura à l’oreille de Jacquet un revanchard « mort aux cons ». Devant ce numéro de claquettes brillamment exécuté, Michel Platini, pas dupe, résuma ainsi l’affaire : « Jospin aimait le football et
“JOSPIN AIMAIT LE FOOTBALL ET CHIRAC, LES FOOTBALLEURS.” MICHEL PLATINI
Chirac, les footballeurs », formule restée célèbre qui, apprend-on ici, vexa à mort l’ex-Premier ministre.
En vieux renard corrézien, Chirac sut néanmoins s’éloigner des turpitudes du ballon rond dès l’instant où le soufflé utopique de la France « black-blanc-beur » retomba. En octobre 2001, il brilla par son absence en ce triste France-Algérie, match amical en forme de réconciliation manquée, qui vira au pur désastre symbolique. Marseillaise sifflée, pelouse du Stade de France envahie par une foule de jeunes banlieusards énervés, neutralisés tant bien que mal par une escouade de flics à peine moins zen… Présent ce soir-là dans les tribunes, Jospin passa pour un dirigeant passif, dépité et mou. De quoi annoncer son cauchemar électoral de 2002, dans une campagne nauséeuse marquée par une obsession sécuritaire et une peur panique de l’étranger.
D’un fiasco l’autre, les travers de la France du foot ont parfois reflété l’humeur et la personnalité du locataire de l’Elysée avec une acuité surprenante. Ainsi des Bleus grévistes lors du Mondial 2010 en Afrique du Sud, ces « caïds immatures » chers à Roselyne Bachelot, dont les caprices et les gesticulations narcissiques racontèrent en creux les manières brutales et bling-bling de Nicolas Sarkozy, ce président « aux manières de racaille » (la formule est de la journaliste Raphaëlle Bacqué). Emmanuel Macron peut donc trembler : du terrain miné du Qatar aux éventuelles méformes de Kylian Mbappé, il a autant à perdre qu’à gagner. ■