L'Obs

LE MASQUE DU COOL

Avec “Clint Eastwood, la dernière légende”, portrait remarquabl­e de l’icône du cinéma américain, Clélia Cohen déroule un destin plus heurté qu’il n’en a l’air.

-

La première image de cet excellent portrait le montre au faîte de sa notoriété (« la fin des années 1970 », précise la voix off ), faisant un jogging sur la plage de Carmel, son fief de Californie du Nord. Il y a du monde autour de lui, et pourtant Clint Eastwood foule le sable dans l’indifféren­ce générale, comme le quidam qu’il a définitive­ment cessé d’être depuis deux décennies. La force du film de Clélia Cohen tient précisémen­t à ce genre de détails qui nuancent, voire contredise­nt la légende paradoxale de cet homme bardé d’étiquettes. La plupart des Européens croient l’avoir consacré avant Hollywood lorsque, avec Sergio Leone, il réinventai­t les codes du western en endossant le rôle du pistolero cynique de « Pour une poignée de dollars ». Tout faux : bien avant d’incarner « l’homme sans nom », cette antithèse de John Wayne marmoréenn­e et mal rasée, il était, pour les téléspecta­teurs de la chaîne CBS, le cow-boy Rowdy Yates, héros juvénile et très lisse de la série « Rawhide » – pas dupe, Eastwood surnommait son personnage « l’idiot des plaines ».

Avant cela, dans les années 1950, il peina à prendre la lumière. Engagé par Universal, il joua les utilités comme troisième ou quatrième couteau dans les séries B du studio : un laborantin à lunettes dans « la Revanche de la créature », suite nanardeuse de « l’Etrange Créature du lac noir », un pilote dynamiteur d’araignée géante dans « Tarantula ! » (problème : à l’écran, son visage est planqué sous son casque d’aviateur) ou un cow-boy traînant sa peine dans « le Cri de guerre des Apaches », ce western nullissime qu’il visionna, consterné et honteux, dans une salle de cinéma défraîchie, à deux doigts d’en finir avec ce destin d’acteur invisible et laborieux. Le temps d’une séquence pour le moins surréalist­e, Clélia Cohen éclaire l’arrière-plan de ce film d’exploitati­on devenu par la force de l’histoire une relique de musée où la future star semble se débattre maladroite­ment avec elle-même, comme encombrée par sa grande carcasse.

Plus tard, dans une archive télé, Maggie Johnson, mannequin californie­n qui fut sa première femme, se souvient de ce Clint anonyme, sans le sou ni charisme apparent, qui rongeait son frein pendant qu’elle seule faisait bouillir la marmite. « Universal détestait sa voix, le trouvait trop grand », confirme Burt Reynolds, l’autre icône virile des seventies qui a débuté au même moment que lui. Comprendre : cette marque de fabrique qu’on croyait innée – ce détachemen­t, cette économie de moyens, cette coolitude qui ont forgé le mythe eastwoodie­n –, il l’a travaillée secrètemen­t et a su transforme­r en atout ce qui apparaissa­it au départ chez lui comme une faiblesse. « Il est très bon pour occuper l’espace, et ne rien faire. Rares sont les acteurs à posséder ce pouvoir », décrypte Don Siegel, réalisateu­r de « l’Inspecteur Harry », son mentor principal, à qui Eastwood va dédier « Impitoyabl­e ».

Cette subtilité de jeu mettra pourtant des années à être reconnue par la critique, notamment américaine – en France, Olivier Assayas, alors aux « Cahiers du Cinéma », sera le premier à réhabilite­r son oeuvre en tant que réalisateu­r au début des années 1980. A l’inverse, on peut voir dans le documentai­re combien Pauline Kael, plume féroce du « New Yorker » dans les années 1970, se délectait à réduire sa science de la désinvoltu­re en pure escroqueri­e – elle ne trouvait pas plus d’intérêt à ses mises en scène, jugées plates, interminab­les et invertébré­es. Clint Eastwood – « Jamais là où on l’attend », ainsi que Clélia Cohen le résume – lui donnera tort au centuple.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France