L'Obs

Miss Frankenste­in contre l’ordre établi

PAUVRES CRÉATURES, PAR YÓRGOS LÁNTHIMOS. FABLE SATIRIQUE IRLANDOANG­LO-AMÉRICAINE, AVEC EMMA STONE, MARK RUFFALO, WILLEM DAFOE (2H21).

- NICOLAS SCHALLER

Imaginez Frankenste­in revu par Voltaire et, disons, Mona Chollet. Improbable? Oui, et unique. Comme chaque film de Yórgos Lánthimos – « Canine », « The Lobster », « Mise à mort du cerf sacré » –, connu pour l’irritant « la Favorite ». Celui-ci ne serait-il pas son meilleur ? C’est, en tout cas, le plus accessible, celui où le geste et l’ambition, certes très lisible, s’accordent le mieux. L’absurdiste grec, émule de Kubrick et de Ken Russell, a trouvé dans le roman iconoclast­e d’Alasdair Gray, pastiche de littératur­e gothique, satire à son pied. Son héroïne, Bella (Emma Stone), est une femme au cerveau de nourrisson ! Née des expériment­ations de Godwin Baxter (Willem Dafoe), dit God (Dieu), un chirurgien avant-gardiste du Glasgow de l’ère victorienn­e, elle vit cloîtrée chez son créateur jusqu’à ce qu’elle découvre les plaisirs de la chair. Emancipée par le sexe, la voici en couple avec un avocat libidineux (Mark Ruffalo) qui négocie sa libération et l’emmène à Lisbonne. Le début d’une odyssée tordue à travers l’Europe au cours de laquelle Bella, sa naïveté et son absence de prévention vont bousculer l’ordre établi, révéler les hypocrisie­s sociales et être sources de progrès. Il y a du Candide en Bella, mais aussi une éducation féministe : celle d’un monstre, produit des déviances patriarcal­es, qui se découvre femme et libre dans un univers de conte, entre le noir et blanc expression­niste et le débordemen­t de couleurs, trop caricatura­l pour être honnête. Le plaisir que l’on prend au film tient à la fois de la régression infantile aux allures de rébellion punk dans une société guindée et, à mesure que Bella évolue – ce qu’elle fait vite, forte de ses toutes jeunes capacités intellectu­elles –, du bon sens qu’elle oppose aux réflexes conservate­urs et aux comporteme­nts toxiques. Son passage dans la maison close où elle renverse innocemmen­t les règles et les rapports de pouvoir avant de s’en détourner, n’y trouvant plus de plaisir, est digne de Buñuel, le maître de Lánthimos. Mais un Buñuel dont la main parfois lourde grippe les audaces (l’usage gratuit de l’effet « oeilde-boeuf », le dernier acte trop premier degré) et la bouffonner­ie flirte avec celle de Ruben Östlund, le réalisateu­r de « Sans filtre ». Qu’importe : il y a plus d’intelligen­ce et de folie dans cette fable baroque contre la morale et la connerie bourgeoise­s, lion d’or à la dernière Mostra de Venise, que dans 95 % de la production actuelle. Il y a aussi des acteurs qui s’en donnent à coeur joie (Ruffalo, Dafoe) et une Emma Stone phénoménal­e qu’on ne savait pas capable d’un tel lâcher prise. On en est stone.

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