L’HEURE SCHNEIDER
Après Vincent Lindon qui irradiait la première partie de “D’argent et de sang”, c’est au tour du jeune acteur, impérial en financier vrillant dans la voyoucratie, de s’imposer comme l’homme clé de la conclusion de la série de Xavier Giannoli.
Diffusés cet automne, les six premiers épisodes de « D’argent et de sang » marquaient d’une pierre blanche l’histoire de la série française. De l’authentique entourloupe à la taxe carbone, escroquerie maousse des années 2000 commise par un trio d’aigrefins, déjà narrée il y a trois ans sous forme de documentaire Netflix (« les Rois de l’arnaque »), le cinéaste Xavier Giannoli tirait une fresque grandiose sur une société consumée de l’intérieur par le démon de la voracité. La seconde partie de sa série se maintient aux mêmes altitudes. Elle met en scène la montée en puissance d’un financier des beaux quartiers, Jérôme Attias, au sein de la juteuse arnaque montée par des petits malins de Belleville.
Incarné par Niels Schneider, ce rôle d’un homme basculant dans la folie tient autant du modèle d’origine (l’escroc Arnaud Mimran) que des grands timbrés subversifs du cinéma américain, tel le Joker interprété par Heath Ledger dans « The Dark Knight ». C’est une étape cruciale dans la carrière de Schneider, 36 ans, qui se déployait jusque-là dans le biotope plus confidentiel du cinéma d’auteur francophone, de ses débuts remarqués chez Xavier Dolan (« les Amours imaginaires ») à la confirmation de son talent dans « Diamant noir », d’Arthur Harari – son interprétation lui valut un césar du meilleur espoir en 2017. Le voilà désormais en pleine lumière, nanti du personnage le plus sombre de sa filmographie.
Vous avez eu la lourde tâche de remplacer Gaspard Ulliel, qui a trouvé la mort lors d’un accident de ski en janvier 2022, quelques semaines après le début du tournage. Quel a été votre sentiment ?
Niels Schneider. C’est forcément très particulier, tout le monde peut se l’imaginer. En tout cas, le travail que j’ai fait avec Xavier Giannoli n’est pas un exercice de reproduction. Gaspard et moi sommes des acteurs très différents. Au-delà de la douleur provoquée par sa mort – je le connaissais bien –, le piège aurait été de chercher à imaginer comment lui aurait interprété le personnage. J’ai voulu créer mon propre Jérôme Attias en sachant que le sien aurait été magnifique.
Que ce personnage de financier flambeur et dangereux soit inspiré d’Arnaud Mimran, un homme clé de la véritable affaire de la fraude à la taxe carbone, n’a-t-il pas ajouté à la difficulté de votre travail ?
Oui et non car on ne fait que s’inspirer des protagonistes de l’affaire afin de créer d’autres personnages. Autant celui de Ramzy Bedia est proche du vrai Marco Mouly, autant on s’est nettement éloignés de Mimran pour Jérôme Attias. Bien sûr, je me suis documenté sur lui, mais cette base m’a permis de faire des choix, de dire que tel aspect de sa personnalité m’intéressait et que tel autre, non.
Au cours des douze épisodes, votre personnage prend de plus en plus de
place dans le récit et, dans le même temps, il perd progressivement les pédales…
Dans les six premiers épisodes, il se rêve gangster. Il fantasme cet univers sans jamais en avoir fait partie car la figure imposante de son beau-père et le cadre rigoriste dans lequel il vit l’étouffent. Par la suite, il lâche totalement les rênes et finit par se réaliser en monstre.
Où avez-vous puisé une telle intensité pour interpréter ce rôle ?
Comme tout personnage instable par nature, il faut prendre Jérôme Attias en fonction de là où il se situe dans sa trajectoire. Il n’est pas le même à l’épisode 2 ni au 6 ni au 10. Nourrit-il un complexe de supériorité vis-à-vis de son entourage ? Est-ce que, dans cette scène, il est fou ? Enfermé dans un mensonge ? C’est un caméléon mais il suit son chemin. Tout cela demande énormément de rigueur, de vigilance et de précision. Le tournage a duré un an, avec des journées de douze, treize, quatorze heures, voire plus. C’était dingue et fabuleux tant j’étais obsédé par Jérôme Attias. Xavier Giannoli aussi était totalement habité par son sujet. Heureusement, le soir, j’arrivais à retirer le « costume », mais à la fin, j’étais cuit.
Votre personnage rappelle à certains égards celui de Vincent Cassel dans « Mon roi », un homme qui maintient son entourage sous emprise…
Oui, une sorte de pervers narcissique, mais Attias est peut-être encore plus machiavélique et monstrueux. Car, pour lui, celui qui suit les règles du jeu est un faible ou un idiot. Pour jouer les fous, je crois qu’il faut ne pas l’être, on doit au contraire prendre le plus de recul possible. J’ai notamment observé des stars de la boxe comme Floyd Mayweather ou de MMA comme Conor McGregor, leur façon de se vanter, d’étaler leur argent, au point qu’ils basculent dans le ridicule et l’obscène.
Vous avez croisé des gens comme ça dans le monde du cinéma ?
Oui, bien sûr, j’en ai vu des manipulateurs. J’essaie d’ailleurs de m’en tenir le plus éloigné possible. Je crois qu’un acteur ne peut jouer que ce qu’il comprend.
Les trois escrocs, Bouli, Fitoussi et Attias, c’est aussi une bande de potes marrants qui font la fête…
Je ne sais pas si on peut vraiment parler d’amitié entre eux. C’est plus de la camaraderie, ils aiment faire les cons ensemble mais dès qu’il y a de l’argent en jeu, ils se trahissent et tout vole en éclats. Au final, ces gars-là n’auraient pas dû se rencontrer, la seule chose qu’ils ont en commun, c’est le goût de la transgression et de l’arnaque.
Sauf que votre personnage mène aussi une vie de famille, il a des enfants avec une femme qu’il aime…
C’est là où Giannoli est fort, il ne l’a pas rendu caricatural ni méprisable. Si Attias entre dans cette arnaque, c’est peut-être pour prouver à son entourage familial qu’il est capable de faire quelque chose de grand. Mais peu à peu son rapport à la réalité va se distendre, il ment de plus en plus jusqu’à ne plus savoir ce qui est vrai ou non. Dans la scène où il se prétend malade, je me disais : « Il y croit, il faut y croire quand tu joues. » Et une fois que la supercherie est gobée, il se met à rigoler…
Quels retours avez-vous eus après la diffusion des premiers épisodes de la série ?
Très bons, tant pour l’audience que pour les critiques. Il n’y a pas très longtemps, alors que je tournais un film dans le désert marocain, des locaux nous ont dit qu’ils avaient piraté les épisodes… Je viens plutôt d’un cinéma d’auteur, c’est la première fois que je fais une série très populaire. L’ampleur des réactions fait plaisir et le désir que la série provoque est inédit pour moi. Mon pharmacien m’a dit récemment qu’il n’en pouvait plus d’attendre la suite ! L’histoire fascine les gens mais l’arnaque et ses conséquences dramatiques les dégoûtent.
Avec tout ça, vous avez le temps de regarder des séries ?
Oui, j’en regarde beaucoup. Je viens de voir la série anglaise « Years and Years », une dystopie d’une précision effrayante sur les menaces politique et technologique à venir. J’ai beaucoup aimé « Tout va bien » avec mon frère Aliocha, « The White Lotus », « Enlightened », « The Curse »… Aujourd’hui, quand on voit que des séries comme « Breaking Bad » ou « Euphoria » peuvent consacrer un épisode entier à une mouche ou à une conversation autour de Dieu, on se rend compte qu’elles sont devenues un espace de création incroyable, pas plus formaté que le cinéma. Au contraire… En France, où on commence à rattraper notre retard sur les Anglo-Saxons, les séries et le cinéma continuent d’allier le populaire et l’exigence artistique. C’est pourquoi il faut les défendre. ■
“LE TOURNAGE A DURÉ UN AN. C’ÉTAIT DINGUE TANT J’ÉTAIS OBSÉDÉ PAR MON PERSONNAGE. XAVIER GIANNOLI AUSSI ÉTAIT TOTALEMENT HABITÉ PAR SON SUJET.”