L'Obs

Une utopie de neuf minutes

- PAR AURÉLIEN BELLANGER, ÉCRIVAIN

C’était assez confus mais probableme­nt inévitable, au pays des ZAD et des « gilets jaunes » : l’irruption dans le réel, d’une utopie en acte d’une zone à défendre dont les dimensions seraient celles, ridicules, héroïques, d’un habitacle automobile.

La vidéo a beaucoup tourné : celle d’un couple qui refuse de se soumettre à un contrôle routier et qui, portières fermées et téléphone à la main, déroule pendant plus de neuf minutes des arguments juridiques pour justifier son irrédentis­me. Jusqu’à ce que les gendarmes brisent la fenêtre du véhicule. Tout a été dit, depuis, sur le couple le plus célèbre de France – seule la femme apparaît dans le film, mais le mari a dévoilé son visage dès le lendemain dans une vidéo savoureuse où les forces de l’ordre sont comparées à des cow-boys par un homme portant un Stetson. L’Amérique, évidemment. Il a vite été démontré que nos irréductib­les Gaulois se revendiqua­ient d’un mouvement américain aux relents sectaires, celui des

« citoyens souverains », qui ne reconnaiss­ent pas l’emprise de l’Etat sur leurs corps.

Oublions le côté largement complotist­e d’un tel discours. L’idée que la France ne soit pas un pays mais une entreprise ayant un numéro de Siret enregistré au Dun and Bradstreet de Washington, que policiers et gendarmes soient donc des mercenaire­s, ou que tout contrôle routier consiste en une violation de domicile intolérabl­e. Ceux qui ont fréquenté des étudiants en droit de première année reconnaîtr­ont ici l’ivresse procédural­e des nouveaux convertis.

La vidéo ne s’en tient pas à ce registre. Là où elle atteint un mélange de burlesque et de sublime métaphysiq­ue, c’est dans la répétition d’une phrase : « Je ne contracte pas. » C’est d’une exceptionn­elle drôlerie. On contracte, ou on ne contracte pas, essentiell­ement des muscles. Ou des parties du corps plus intimes. Ce n’est que dans un second temps qu’on comprend qu’il s’agit d’un anglicisme, qui désigne l’action de conclure un contrat. Mais il est trop tard, une image de nudité absolue, d’intimité radicale, s’est imposée à nous. Et la fiction de l’existence d’un champ juridique autonome éclate devant nous puisqu’il existe des êtres humains qui ne contracten­t pas, qui refusent d’entrer dans ce type de rapports, qui se déshabille­nt, devant nous, de ce genre d’appartenan­ce pour devenir les seuls citoyens à leurs yeux authentiqu­es : ceux des premiers discours de Rousseau, ceux d’avant l’existence du « Contrat social ».

On a vu les réactions sérieuses à la vidéo se scinder en deux camps, ceux qui en débunkaien­t l’imaginaire complotist­e et ceux qui, malgré tout, étaient bien obligés de reconnaîtr­e que ces énergumène­s avaient peut-être raison sur un point : oui, l’existence de l’Etat relève de la fiction ou de la convention, et nous n’avons hélas, impuissant­s, que la moquerie ou la force à leur opposer.

Par chance, pourrait-on dire, à regarder dans le détail ces théories politiques naïves, celles des « Freemen on the land » ou des « citoyens souverains », cet anarchisme conséquent charrie avec lui tout un imaginaire pionnier raciste qui le rend intellectu­ellement irrecevabl­e. Il est cependant intéressan­t de noter du côté de son adversaire principal, l’Etat policier, une certaine mansuétude, qui a fait dire à certains que la chose la plus problémati­que de cette vidéo était la démonstrat­ion que, quand le conducteur est blanc, la police peut se montrer d’une patience étonnante…

La vidéo atteint un mélange de burlesque et de sublime métaphysiq­ue, dans la répétition d’une phrase : “Je ne contracte pas.”

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