L'Obs

KINSKI LE MAUDIT

WOYZECK

- GUILLAUME LOISON

Drame allemand de Werner Herzog (1979). Avec Klaus Kinski, Eva Mattes, Wolfgang Reichmann. 1h20

Le destin tourmenté d’un modeste troufion allemand dans une ville de province au début du e siècle. Marx aurait pu dire de Woyzeck (Klaus Kinski, photo) qu’il a neuf orteils sur dix dans la sous-catégorie du lumpenprol­étariat : sa qualité de souffre-douleur de sa garnison et de cobaye humain (le médecin de la ville l’oblige à se nourrir exclusivem­ent de petits pois) lui permet d’arracher in extremis un rôle effectif dans la société, bien qu’il soit traité en parasite, voué aux gémonies. Herzog démarre le film en introduisa­nt le héros de cette pièce inachevée de Georg Büchner (son auteur de chevet) en petit rat détraqué d’un ballet pathétique dont l’issue ne fait aucun doute : contraint de reproduire jusqu’à l’absurde ses gestes de soldat en parade, Woyzeck-Kinski a officielle­ment basculé dans la folie. Il entend des voix, sent sous ses pieds le sol se dérober, cherche compulsive­ment la source et le pourquoi de sa damnation, envisage le pire. Le mystère du film, cousin direct de « l’Enigme de Kaspar Hauser », oeuvre clé du cinéaste (l’histoire vraie d’un inconnu déconnecté de tout, débarqué tel un martien sur une place des fêtes à Nuremberg au e siècle), repose précisémen­t sur l’origine du triste sort qui frappe cet homme au rebut. Est-il le fruit pourri, honteux, d’une société malade (autrement dit, un monstre à la Barnum, dont l’ombre plane lors d’une mémorable scène de fête foraine), ou bien un oiseau de mauvais augure, un spectre vampirique, un archange du mal ? Jamais Herzog, qui vient d’achever son remake de « Nosferatu » avec Kinski dans le rôle-titre, ne tranchera, jouant tout du long d’un suspense fielleux qui infuse ce petit théâtre de l’enfer. On y voit notamment Woyzeck manier le rasoir avec hystérie sur les joues d’un capitaine ventru et puant – difficile de choisir son camp, d’anticiper le moment où la lame va trancher ce satané gosier. D’autant que Kinski, éprouvé par la cadence infernale du tournage (et l’enchaîneme­nt presque immédiat avec le précédent), joue là une partition conforme à sa démesure : fiévreux, électrique, exsudant d’humanité détraquée.

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