AUTOPSIE D’UN MASSACRE
Signé David KornBrzoza, le documentaire “Indochine, une guerre oubliée” retrace chaque étape d’un conflit sanguinaire, triste prototype des guerres de décolonisation qui ont jalonné la seconde moitié du XXe siècle.
« Une colonie modèle » : voici comment la France vantait l’Indochine, son petit coin de paradis asiatique, dans le courant des années 1930. Le remarquable documentaire de David Korn-Brzoza exhume des images paisibles du Saigon de cette époque, alors reconfiguré pour satisfaire au moindre caprice des riches blancs. De ce patchwork de pellicules colorisées, pendant animé du « Lotus bleu » d’Hergé, on distingue des rombières aux anges, installées sur des pousse-pousse tirés par des coolies arpentant le bitume à petites foulées, et des messieurs bien mis taillant le bout de gras à la terrasse des cafés. L’Indochine foisonne de mille richesses, notamment dans les forêts tropicales où l’hévéa, l’arbre caoutchouc, pousse comme du chiendent, de quoi attirer les industriels les plus puissants du pays dont Michelin. Cut : le film éclaire avec brutalité le sinistre contrechamp de ce petit monde coquet et repu jusqu’à l’obscénité. Epousant le relief vallonné d’une mine à ciel ouvert, la caméra saisit des grappes de mineurs décharnés se cassant le dos dans la rocaille et la boue, une foule exploitée dans des conditions moyenâgeuses. Voilà le sort réservé par les colons à l’immense majorité des 23 millions de natifs vietnamiens, quand bien même l’esclavage est aboli depuis près de quatrevingts ans, et la devise tricolore, placardée au frontispice du moindre édifice officiel, bafouée sans vergogne.
La mainmise de la France sur les Indochinois apparaît immuable : la voix off du comédien Philippe Torreton raconte qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le sentiment de soumission de la population locale est si fort que d’aucuns estiment suicidaire l’affront fait par l’armée allemande à ce grand frère colonisateur si inflexible, si omniscient. L’histoire, bien sûr, va vite balayer ce faux-semblant et la fin de la guerre, qui fragilise l’emprise française sur sa colonie asiatique, va pousser les indépendantistes à rêver tout haut.
Ainsi Korn-Brzoza a retrouvé un florilège de séquences surréalistes, mirages fugaces d’un monde prêt à se réagencer dans le respect et l’allégresse. Comme ce vrai-faux défilé des troupes de libération organisé fin août 1945 par Hô Chi Minh, dans les rues en liesse de Hanoi, pur simulacre d’une prise de pouvoir pacifique et consensuelle. Le spectateur se prend tout à la fois à rêver d’un éclair de lucidité de la part du colonisateur français, qui vient lui-même de souffrir dans sa chair des humiliations d’une domination étrangère, et d’un zeste de conscience démocratique d’un Hô Chi Minh désireux d’appliquer pour son peuple cette devise réservée aux seuls Français. Le 2 septembre, celui que les Vietnamiens surnomment affectueusement « Oncle Hô » proclame l’indépendance : « Pendant plus de quatre-vingts ans, les colonialistes français, abusant du drapeau de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, ont violé notre terre et opprimé nos compatriotes. » Mais ce moment suspendu n’est qu’une mise en scène. Le film de Korn-Brzoza souligne que la guerre d’Indochine, trop vite résumée à son point final – la défaite cuisante de l’armée française à Diên Biên Phu en 1954, un chapitre par ailleurs richement documenté ici –, est un conflit long de neuf années de massacres, une guerre oubliée parce que son écho est soigneusement étouffé par l’exécutif français. A l’exception des grèves menées en solidarité par les syndicats liés au PCF, ses foyers incandescents, trop éloignés de la métropole, ne provoqueront jamais de consternation massive dans l’opinion. Cette guerre s’affirmera pourtant en laboratoire des grands affrontements qui vont ponctuer la seconde moitié du e siècle, marquée par la chute des empires coloniaux et la polarisation du monde entre pro-Américains et pro-Soviétiques.
Avant Fidel Castro dans la Sierra Maestra et les combattants du FLN dans les Aurès, Hô Chi Minh va le premier mener la lutte armée dans la jungle, enrôler informateurs et soldats dans les villages, annihiler par la barbarie et le meurtre ses rivaux indépendantistes, solliciter l’aide militaire des grands frères soviétique et maoïste. Simultanément, dans le camp d’en face, l’armée
française décimera méthodiquement des milliers d’innocents, installera à la tête de ce Vietnam sous tutelle un leader d’opérette, achèvera de transformer cette guerre coloniale en guerre civile.
Avec force précision, David Korn-Brzoza rappelle que les Américains n’ont donc rien inventé, si ce n’est le napalm, cette arme inflammable dévastatrice, que les garnisons du général de Lattre de Tassigny, grand chef d’orchestre militaire envoyé au feu en Indochine, vont déverser les premiers en masse sur les forêts, les collines et les rizières. Oui, tout part de cette fichue guerre, y compris les mécanismes pervers menant aux issues les plus absurdes, sinon les plus radicales. Sourd au moindre compromis avec les indépendantistes, l’occupant français a tout perdu : son honneur, ses territoires et son crédit militaire en affichant un dédain fatal à l’endroit des Viêt-minh. Par son inflexibilité, il a conféré à Hô Chi Minh, son opposant le plus radical, un maximum de légitimité. De son côté, le leader communiste a sacrifié une large partie de son peuple au combat et précipité ses survivants dans l’abîme d’une dictature sanguinaire et liberticide. L’expérience de la guerre d’Indochine n’a donc servi qu’au pire. Les Américains choisiront d’en prolonger les effets avec les mêmes armes et les mêmes écueils tactiques que les Français. Pour un résultat logiquement similaire. ■