“Un machin bien construit”
Les funérailles sont souvent ratées et les discours toujours nuls. J’ai ainsi failli sursauter, à l’enterrement de mon grand-oncle, en entendant cette phrase admirable, prononcée par l’un de ses anciens collègues et amis, comme quoi celui-ci était « un machin bien construit ». A-t-on jamais mieux résumé ce qu’ont été les baby-boomers, politiquement : « Des machins bien construits » ?
Je dois m’expliquer, tant ceux-ci sont désormais considérés comme la classe dangereuse par excellence. Ce qui date plus ou moins de la parution des « Particules élémentaires », en 1998 – ce n’est qu’ensuite qu’on s’est mis à les détester aussi pour leur exorbitante consommation de carbone.
Mon grand-oncle était né en 1944 et, après avoir trahi les espoirs de ses parents qui l’avaient placé au séminaire, était devenu prof, puis animateur culturel au sens large – des MJC de la région Rhône-Alpes au ministère de la Culture. Il était de bon ton, quand j’ai eu 20 ans et lu Michel Houellebecq et Philippe Muray, d’ironiser sur ce genre de figure. La gauche culturelle triomphante, son snobisme, sa déconnexion. Il avait accroché chez lui une photo avec Jack Lang. Elle est réapparue dans le diaporama des funérailles.
« Un machin bien construit » : c’était la conclusion de son ami de la rue de Valois. Qui ne pouvait ignorer, je suppose, la charge brechtienne de l’expression. Brecht voyait les masses fascistes comme des véhicules défectueux sortis des usines du capitalisme, et donnait à son théâtre la mission de les réparer : ce qui avait été défait, on pouvait le refaire. C’était, à entendre cet ami, ce qu’avait fait mon grandoncle. Ce qu’on appelle les années Lang, les années Mitterrand, avec condescendance, a relevé sur ce point d’un projet politique cohérent. L’action culturelle de mon grand-oncle, au plus près des quartiers – celui de la Monnaie, tant décrié, à Romans-sur-Isère, a été explicitement cité –, a été rappelée. Etre de gauche, dans les années 1980, c’était imaginer des passerelles entre le monde associatif et le monde politique. C’est ce qu’on a appelé la politique culturelle. On aurait tort de réduire cela à du clientélisme. Mon grand-oncle n’a d’ailleurs pas fait de carrière politique ni dirigé d’institutions importantes. Je crois qu’il se vivait, sincèrement, comme un acteur de terrain. Et qu’il en était heureux. C’est peut-être cela, « un machin bien construit ». Un idéal politique, au sens le plus fort du terme – au sens philosophique d’une vie réussie –, qui aura pu exister dans la France socialiste d’alors.
Arrivé plein d’ironie dans le monde que cette génération m’avait préparé – sans la loi sur le prix unique du livre, aurais-je eu par exemple la moindre chance de vivre de ma plume? –, j’ai considéré tout cela avec mépris et passé beaucoup d’années inutiles à critiquer la culture subventionnée. Ce en quoi je peux me considérer, rétrospectivement, comme un machin plutôt assez mal construit. Une part importante de ma génération n’a pas considéré par hasard Alain Soral comme un intellectuel : Soral, cet animateur culturel à l’envers, qui mettait en scène sa relégation symbolique en ressassant qu’il avait été empêché de faire un deuxième film – rhétorique perverse et séduisante qui fit un temps de sa chaîne YouTube la seule contreculture. Et qu’un artiste raté ait été le véritable guide politique de ma génération n’a pas fini de nous hanter : voilà aussi, tristement, ce que je me disais à l’enterrement de mon grand-oncle, le dernier socialiste de France.
Etre de gauche dans les années 1980, c’était imaginer des passerelles entre le monde associatif et le monde politique.