ÉTATS DE GRâCE
L’OFFICIEL ART : En décembre et janvier derniers vous avez présenté un travail dans l’église Saint-Eustache à Paris, quelle est la genèse de Furtherance, la vidéo réalisée in situ, et quelles ont été les sources de votre réfexion ? LEONORA HAMILL : Furtherance est une oeuvre vidéo à travers laquelle je porte mon regard sur l’église parisienne Saint-Eustache comme lieu de cheminement et de convergence. Tournée en 35mm, elle tresse la relation entre séquences d’activités humaines, plans architecturaux et la présence d’un cerf vivant – le symbole de saint Eustache – au sein même de l’église. C’est une commande de Rubis Mécénat Cultural Fund, née d’une initiative de l’église Saint-Eustache. L’oeuvre s’inscrit dans la philosophie du fonds de dotation d’accompagner et de soutenir la création contemporaine. A travers Furtherance, j’ai porté mon regard sur les personnes liées de manière spatiale à Saint-Eustache. La colonne vertébrale de l’oeuvre est constituée des déplacements des diverses personnes qui redessinent quotidiennement la topographie de l’édifce religieux. Ceux qui ont d’abord retenu mon attention sont les “invités” à la Soupe Saint-Eustache – les plus démunis à qui, chaque soir en hiver, un repas est ofert sur le parvis ouest de l’église. Les bénévoles m’ont accueillie au sein de leur groupe et pendant une semaine j’ai pu observer ce rituel quotidien tout en m’imprégnant des gestes de chacun. Je désirais fortement rendre compte de ces personnes sans pour autant, par respect, les identifer. Dans ma recherche artistique je m’inspire souvent de la pensée d’Emmanuel Levinas, notamment de son texte Totalité et Infni (publié en 1961), où il évoque la responsabilité éthique que nous avons envers l’Autre. Je suis particulièrement intéressée par son idée d’un certain élan vers son prochain, mais un élan qui existe a priori, sans savoir, sans connaître quoi que ce soit de son identité. Cela constitue, en quelque sorte, un point de départ positif vers l’Autre. J’aime aussi l’idée du surplus d’une personne sur tout paramètre conceptuel qu’on pourrait employer pour la défnir. Pour moi, les invités à la soupe condensent ces notions de manière frappante. J’ai décidé de considérer les autres usagers – les prêtres, les paroissiens, les bénévoles et les touristes – de la même manière.
Je voulais créer des tracés humains à la fois abstraits et incarnés en utilisant, comme instance de réévaluation, une mise en scène distanciée et esthétisante. J’ai mesuré les pas de chacun d’eux, tracé et chronométré leurs trajets. J’ai ensuite opéré une translation, un déplacement de ces mêmes trajets rejoués par des danseurs, sur le sol en marbre du choeur/coeur de l’église. Les parcours des danseurs, flmés en vue plongeante, tracent des lignes précises et dessinent des parcours doublement répétés : par les danseurs qui rejouent les pas des visiteurs de l’église, par ces visiteurs mêmes qui opèrent jour après jour des tracés similaires dans l’espace, contraints par l’architecture et par les rôles qu’ils y tiennent. Cette mise à distance ainsi que cette chorégraphie peu démonstrative me permettent de dépasser ces rôles, de la même manière qu’une personne dépasse tout paramètre conceptuel qu’on pourrait employer pour la défnir. Je retranscris ainsi non pas les trajectoires individuelles et individuées mais l’énergie collective propre à ce lieu qui devient une sorte de fourmilière dans laquelle le cheminement de chacun se transforme en cheminement Galerie Podbielski Contemporary dans le cadre de Art Paris, Grand Palais, du 26 au 29 mars. www.leonorahamill.com PAR LE BIAIS DE LA PHOTOGRAPHIE ET DE LA VIDéO, LEONORA HAMILL ACCOMPLIT UNE PLONGéE CéRéBRALE ET SENSIBLE AUX TRéFONDS DE L’âME. SA DERNIèRE OEUVRE PRéSENTéE DANS L’éGLISE SAINT-EUSTACHE à PARIS EN TéMOIGNE.
général. J’ai voulu aussi transmettre la beauté de l’architecture à travers des perspectives inhabituelles, voire inédites. J’ai fait appel au chef opérateur Ghasem Ebrahimian qui a une sensibilité spatiale très aigüe. Je savais exactement quel genre d’images je voulais créer. Je tenais notamment à rendre hommage, à travers certains mouvements de caméra, à des flms comme L’Année dernière à Marienbad et Le Mépris. Il était donc essentiel de travailler en pellicule 35mm, comme si la matérialité du support pouvait mieux contenir la matérialité de la pierre et du verre avec lesquels a été construite cette église. A travers un vocabulaire cinématographique assumé, composé entre autres de travellings contrariés et contre-plongées, il fallait que l’architecture se révèle, soit en mouvement constant, et fasse écho au fux des danseurs. Ce fux est accentué par la division des deux fenêtres en huit grands carreaux que j’utilise comme huit écrans : soit des écrans complémentaires les uns des autres et dédiés à la composition d’une même image, soit des images individuelles dans chaque écran brisant ainsi l’ensemble. Le dernier élément qui vient interrompre les cheminements des
personnes et l’exploration de l’architecture est un cerf qui circule au coeur de l’église. J’étais très consciente du fait que mon public ne serait pas forcément amateur d’art contemporain, encore moins de “vidéo art” et je voulais quelque chose qui interpellerait les piétons pressés. Evoquer la légende de Saint-Eustache, que l’on connait via la Légende Dorée de Jacques de Voragine, me permet d’introduire un élément plus concret qui relit le public à l’oeuvre et l’oeuvre à l’église.
En 2012, vous avez réalisé un travail sur les ateliers d’artistes dans les écoles d’art (lauréat du Prix HSBC), comment est né ce projet ?
Avec un plâtre dans un atelier vide. C’était la tête David de Michel-Ange dans un atelier de sculpture de l’Académie des Beaux-Arts de Canton où je faisais une résidence d’artiste en 2008. J’ai été marquée par la présence d’un objet très familier dans un lieu très peu familier et je me suis demandée comment était enseigné l’art à travers le monde, s’il y a une certaine continuité de la tradition occidentale ou si chaque pays avait sa propre approche. En 2009, j’ai commencé Art in Progress en sillonnant les écoles d’art importantes dans le monde. J’ai toujours travaillé sur d’autres projets en même temps, des projets qui demandaient parfois un investissement psychologique important, et cette série continue à constituer une sorte de répit. Il n’y a aucune confrontation directe à l’Autre même s’il reste présent. Je mets en scène un espace réel qui existe déjà. Cette mise en scène a lieu au plan de la composition, je n’interviens cependant jamais directement dans les ateliers que je photographie. J’ai une certaine manière de me confronter à ce réel et cela se traduit dans des images très frontales avec une esthétique plutôt froide qui donne au spectateur la possibilité de naviguer visuellement à travers un espace calme et dynamique en même temps. Calme parce que les ateliers sont toujours dépourvus d’une présence humaine physique et que je travaille à la chambre avec la lumière ambiante et cela requiert des temps d’exposition parfois longs. Dynamique parce que malgré l’absence physique des étudiants on ressent leur énergie dans les objets souvent insolites qui parsèment les ateliers. Il y a des recoupements continuels entre passé et présent et une tension entre absence et présence.
Fait atypique chez les artistes, vous avez suivi une solide formation en histoire de l’art (Courtauld Institute et Université d’Oxford), quel rôle a-t-elle joué dans la construction de votre oeuvre ?
Je suis en efet arrivée à l’art par le biais de son histoire. Mes études d’histoire de l’art m’ont permis de renforcer le bagage visuel que j’avais acquis au fl des années. Ce bagage est très conditionné par l’iconographie religieuse occidentale. Mon attachement à l’altérité et à l’individu est lié, d’une certaine manière, à l’art religieux. J’ai toujours été attirée par son pathos et en même temps je suis toujours à la recherche d’une certaine sobriété. Ma formation académique est à double tranchant, elle m’a donné une méthodologie plutôt efcace qui me permet de vraiment me plonger dans mon matériel, mais elle me rappelle aussi sans cesse ce qui a déjà été fait.
A la manière d’un scientifque, vous observez les choses et les gens de très près, vous avez, par exemple réalisé un travail au sein d’un hôpital psychiatrique en Alsace, mais avez également scruté le visage humain traversé des diférentes phases de la soufrance. Qu’est-ce qui vous incite à cette traque psychologique, que souhaitez-vous restituer à travers le travail qui en est issu ? J’aime beaucoup l’idée d’une traque psychologique. Il est vrai que mon travail est souvent ancré dans l’observation et en observant, surtout les personnes, on ne peut s’empêcher de faire des liens entre certaines situations et certaines réactions. C’est dans cet entre-deux, très intéressant d’un point de vue éthique et artistique, que l’empathie peut paraître. Je parle d’empathie en tant que faculté intuitive à se mettre à la place de l’autre, à percevoir ce qu’il ressent. Je me suis beaucoup penchée sur certaines dynamiques sujet/objet, sur comment une oeuvre d’art fgurative peut susciter une réaction empathique. J’aimerais que, devant mon travail, le spectateur se sente autorisé, encouragé même, à observer et interagir avec ses propres images et désirs. Dans Roufach, l’installation vidéo que j’ai tournée en Alsace, j’ai travaillé directement avec les patients du centre hospitalier. Je n’ai aucune formation professionnelle dans le domaine de la psychologie mais une grande afnité due à des circonstances personnelles et une curiosité intellectuelle. C’est justement grâce à cette absence de formation et à mon statut d’artiste que les sept patients avec lesquels j’ai travaillé m’ont fait confance et m’ont permis de créer une oeuvre dans laquelle j’essaie de montrer que nous sommes tous objets d’empathie. Je tente d’efacer l’abîme entre patient et spectateur. Leonora Hamill est représentée par les galeries Podbielski (Berlin) et Tristan Hoare (Londres).
“MON ATTACHEMENT à L’ALTéRITé ET à L’INDIVIDU EST LIé, D’UNE CERTAINE MANIèRE, à L’ART RELIGIEUX. J’AI TOUJOURS éTé ATTIRé PAR SON PATHOS ET EN MêME TEMPS JE SUIS TOUJOURS à LA RECHERCHE D’UNE CERTAINE SOBRIéTé.”