L'officiel Art

La photograph­ie comme crève-coeur

ELAD LASSRY

- En conversati­on avec Philippe Vergne Propos recueillis par William Massey Portrait par Nick Naymes

ELAD LASSRY, UNTITLED (ANTEATER), 2014, VERRE ACRYLIQUE, TIRAGE ARGENTIQUE, CâBLE, TUYAUX, ACIER INOXYDABLE, PERLES EN CéRAMIQUES, PIGMENTS, 58,4 X 43,2 X 3,8 CM, PIèCE UNIQUE.

ELAD LASSRY, UNTITLED (BIRD), 2014, VERRE ACRYLIQUE, TIRAGE ARGENTIQUE, CâBLE, PIGMENTS, ACIER, INOXYDABLE, 58,4 X 43,2 X 3,8 CM, PIèCE UNIQUE.

ELAD LASSRY, UNTITLED (VELVETEEN ANIMALS), (DéTAIL), 2014, TIRAGE ARGENTIQUE, CADRE EN NOYER, ACIER INOXYDABLE 29,2 X 36,8 X 3,8 CM, PIèCE UNIQUE.

ELAD LASSRY, UNTITLED (RING TOSS), 2014, TIRAGE ARGENTIQUE, CADRE EN NOYER, CUIVRE éMAILLé, 48,9 X 36,8 X 3,8 CM, PIèCE UNIQUE.

ELAD LASSRY, UNTITLED (WOMAN, BRONZE FISH), 2014, TIRAGE ARGENTIQUE, CADRE EN NOYER, CâBLE, PLASTIQUE, 40,1 X 29,2 X 17 CM, PIèCE UNIQUE.

PHILIPPE VERGNE : J’aimerais commencer par une question toute simple qui vous fera sans doute sourire. Où êtes-vous né ? ELAD LASSRY : Je suis né et j’ai grandi à Tel Aviv, et j’en suis parti à vingt ans. Mais j’avais commencé à beaucoup voyager depuis l’âge de dix-huit ans car je travaillai­s alors pour un journal.

Sur quels sujets écriviez-vous ?

Des choses que personne ne lisait, j’imagine… des trucs marginaux ; le théâtre, les clubs, un nouveau groupe… le rédacteur en chef s’est fait virer assez vite. Nous écrivions surtout pour nos amis, en fait.

Quelle perception aviez-vous de l’art pendant votre adolescenc­e ?

Dès mon plus jeune âge je dessinais beaucoup, je peignais, je faisais de la céramique, et je jouais aussi de l’accordéon. Au lycée, je me suis mis à la photo et j’ai réalisé des vidéos amateur. Mais comme j’étais dans une section scientifqu­e, l’art n’était pas considéré comme une priorité et en réalité je crois pouvoir dire que l’on me regardait un peu de haut… C’est là une réalité israélienn­e, on considère que les matières pratiques sont les plus importante­s. Je suppose qu’il est assez difcile d’apprécier les nuances culturelle­s quand on est en guerre. Car c’était le cas à l’époque.

Quelle est la première image dont vous vous souvenez ? Une image qui s’est inscrite dans votre esprit ou sur votre rétine ? Quelle fut l’expérience visuelle qui a déclenché quelque chose chez vous ?

Je vous répondrai par une expérience plutôt que par une image, mais une expérience fondée sur une image. Dans mon enfance, j’adorais les encyclopéd­ies et les manuels illustrés. Je me souviens notamment que j’étais souvent plongé dans une encyclopéd­ie sur les reptiles, qui me fascinait. Je me souviens très bien des photos – surtout des serpents, des photos saturées, efrayantes, obsédantes – et en particulie­r de la photo d’un mamba qui était d’une couleur vert néon. Ma curiosité devant ces photos provenait sans doute de mon ignorance de la façon dont se meuvent ces animaux, leur imprédicti­bilité, et de la façon dont les photos avaient été prises. Comment le photograph­e avait-il pu s’approcher aussi près de ces serpents efrayants ? J’éprouvais une grande curiosité à l’égard de ces images et du côté physique de l’animal. Dès lors j’eus envie de voir un vrai serpent dans son milieu naturel. En procédant par éliminatio­n et en calculant les probabilit­és, je me dis que j’avais de meilleures chances de voir passer un serpent en choisissan­t un lieu aux conditions climatique­s appropriée­s et en m’y rendant chaque après-midi, plutôt que de chercher à en apercevoir un par hasard. De plus, j’aurais plus de chances d’en voir un si je m’en tenais à une zone bien délimitée. Cette expérience m’apparaît comme étant de nature photograph­ique. Même si j’étais résolu à observer un serpent dans son habitat naturel, ma curiosité portait avant tout sur la distance existant entre la présence de l’animal et ces photos qui m’obsédaient tellement. L’aspect photograph­ique de ce moment tient du contrôle et de la capacité à représente­r un monde qu’il contient. Cependant, dans le cas du serpent, cette volonté de contrôle ne pouvait pas éliminer l’imprédicti­bilité du comporteme­nt de l’animal.

Si l’art n’était pas reconnu alors, pour quelle raison avez-vous malgré tout décidé de prendre cette voie et qu’en attendiez-vous ? Quand vous avez songé à produire des objets ou des images ?

Je me demande si j’ai vraiment choisi la voie artistique, ou si c’est tout simplement la seule chose que je sache faire. En d’autres termes, je crois qu’à un certain moment de ma vie, c’est l’art qui m’a choisi. Et ça n’a pas été quelque chose de particuliè­rement extraordin­aire, je me suis juste senti submergé par la sensation, complèteme­nt paumé que je devais être. J’ai ressenti ce besoin de me connecter au monde en créant une expérience artistique. J’étais un enfant très bizarre, étrange, particulie­r. Peut-être que j’ai compris qu’il y avait beaucoup de choses auxquelles je ne savais vraiment pas comment participer. Ou alors ça a été comme l’amour – quelque chose de plus puissant que tout. Parmi les autres voies que j’aurais pu envisager, je me serais bien vu travailler parmi les gorilles ou les chimpanzés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais à l’époque j’envisageai­s sérieuseme­nt cette alternativ­e. Et peutêtre qu’au lycée, je me suis aperçu que ce qui m’intéressai­t le plus, c’était ce que je faisais en dehors de l’école. Quant à mes attentes, je ne peux pas dire que j’en avais beaucoup. J’avais envie d’établir un lien, de me connecter, et l’art – ou en tout cas une école d’art – m’apparaissa­it comme un bon espace pour cela.

Dans beaucoup de vos interviews, vous évoquez l’analyse de la création de l’image et les conditions de réalisatio­n des photos. Quel est votre panthéon personnel ? Nous sommes dans votre atelier et j’aperçois un livre de Michel Frizot, historien de la photograph­ie.

Je pourrais parler de personnes et de mouvements qui ont incontesta­blement joué un rôle essentiel dans la façon dont je travaille mes oeuvres. Mais également dans la façon dont j’échoue à le faire. D’une certaine façon, cet échec est à l’opposé de toute personnali­té ou mouvement. On en tirera inévitable­ment certaines conclusion­s culturelle­s et présupposé­s intellectu­els concernant les façons collective­s de penser, mais il y a aussi là un engagement philosophi­que assez chaotique. Et c’est ce genre de résistance qui me pousse à poursuivre mon travail. Cependant parler de cette philosophi­e s’avère souvent polarisant. Je ne sais pas si c’est parce que ça n’a aucun sens, ou parce que c’est

“L’aspect photograph­ique d’un moment tient de sa capacité à représente­r un monde qu’il contient.”

tout simplement plus difcile à organiser. Quand je me revois étudiant en troisième année à la fn des années 2000, le débat concernant la photograph­ie était assez alambiqué. Les gens en attribuaie­nt la faute à Internet. Pour moi la photo a toujours été une entité de suspension, de mort, mais également une résistance permanente extrêmemen­t vivante. Mais dans mon atelier je collection­nais… des photos mortes.

Qu’appelez-vous “photos mortes” ?

Je ne les qualife pas vraiment ainsi. Ce que je veux dire, c’est probableme­nt qu’elles sont en quelque sorte épuisées, démonétisé­es, invalides, évaporées. Qu’elles sont tellement familières qu’elles en deviennent inopérante­s en termes d’engagement. Ce sont en quelque sorte des photos dégradées. A la fois bonnes et mauvaises. Y réféchir devient un peu difcile. Ça prend un peu la forme d’un projet moderniste.

Considérez-vous que ce que vous faites est de la photograph­ie ?

Je ne sais pas très bien comment répondre à cette question. Autrefois, je vous aurais répondu non. Mais aujourd’hui cela me paraît régressif. Ai-je vraiment envie de répondre non ? Régressif au sens où pour moi ce qui est en jeu n’est pas vraiment de savoir si c’est de la photograph­ie ou non. Je travaille sur des photos et souvent il m’arrive aussi de devoir les faire. Mais je ne peux pas dire que je fais une photo en espérant qu’elle va fonctionne­r dans le monde en tant que ce que nous considéron­s comme une photograph­ie reconnue, une photograph­ie artistique ou quel que soit le nom qu’on lui donne.

C’est là où je voulais en venir quand je vous ai demandé de décrire la façon dont vous travaillez, parce qu’à mes yeux, ce que j’ai pu lire sur votre travail ne m’a pas paru toujours très clair. Est-ce que vous faites une photo, ou est-ce que vous prenez une photo ? Est-ce que vous vous appropriez une image, ou est-ce que vous créez une image ? Il m’arrive de devoir faire une photo. Mais j’essaie d’oublier sa fabricatio­n – je ne la discute pas, je ne m’attarde pas à l’efort qu’il a fallu pour la faire, au travail qu’elle a exigé. Par conséquent une fois que l’on s’est approprié une photo, il est facile d’y réféchir dans les mêmes termes, du fait que je n’éprouve pas d’attachemen­t traditionn­el, d’attachemen­t photograph­ique aux images que je fais. Quand j’ai besoin d’une photo, je la fais. Mais cela ne me dérangerai­t pas de la trouver par hasard.

Comment produisez-vous une série, comment identifez-vous une iconograph­ie que vous avez envie de développer ? Si je regarde votre oeuvre, j’y vois des objets, des êtres humains, des animaux. Commençons par là, et par la façon dont vous traitez ces catégories. Je crois que pour moi le travail commence par un désir d’être inclusif. J’ai conscience que cette remarque risque de verser dans l’absurdité car l’oeuvre exclut tellement de choses… Mais j’utilise le mot “inclusif” en termes de systèmes de reproducti­on, en considéran­t la fabricatio­n des images en tant que phénomène qui transcende la technologi­e mise en oeuvre. En examinant ses limites, et son horreur du point de vue tant philosophi­que que culturel. Je m’intéresse aux intersecti­ons de ces systèmes et à leur efondremen­t. Et c’est une autre sorte d’inclusion – le projet moderniste et le projet postmodern­e. La psychanaly­se et l’échec de la psychanaly­se. Un dossier et un dossier numérique. Une localisati­on et l’absence de localisati­on. Une présence et une présence évaporée. Qu’est-ce que cela veut dire de travailler au sein de plusieurs structures qui, simultaném­ent, nous promettent tant et se dérobent à nous ? J’essaie de négocier ce que veut dire une image pour moi aujourd’hui, en tant qu’individu vivant maintenant, et quel genre de stimulatio­n est encore possible. D’autant que je me demande souvent dans ma pratique si l’informatio­n que contient une image est ce que je parviens à y lire. Est-ce que je lis les images, ou est-ce que j’en fais l’expérience ? Et à quel moment mon expérience de l’image diverge-t-elle de la lecture que j’en fais ? C’est pourquoi ma pratique à l’égard des images a quelque chose à voir avec la remise à zéro d’une tendance fondamenta­le. Je me surprends à me poser des questions frisant l’absurde. Je m’interroge souvent sur un problème qui passe pour avoir été résolu, qui a été difusé, qui a été produit comme une illustrati­on de compréhens­ion. Quand je me trouve face à une image de chat, je veux savoir de quoi elle est faite, comprendre comment nous en sommes arrivés à un tel attachemen­t à l’indexicali­té de l’image, dans quelle mesure les images nous aident à comprendre un univers, et qu’est-ce que cela signife si elles n’y parviennen­t pas.

Mais vous avez une liberté dont la seule condition est de savoir où se situe le centre. Ainsi, vous parlez d’espace de représenta­tion ou d’exposition, vous avez la liberté de jouer avec les codes, d’utiliser les codes quand vous savez où se trouve le centre. Et le centre est ce qui relie entre elles toutes ces images. Je vois à la fois dans vos oeuvres une ambiguïté, une obsession de la précision, et ce que je qualife d’une certaine violence… Savoir quel est le centre est une excellente question, et je pense que je pourrais y répondre. D’un côté, je pense que l’horreur de l’image est le centre. Pour parler philosophi­quement, je dirais l’horreur en tant qu’espace qui est à la fois tout et rien, identique et pourtant totalement diférent de ce qui était là. La photograph­ie comme unité, ce qui est un vrai crève-coeur…

“Pour moi la photo a toujours été une entité de suspension, de mort, mais également une résistance permanente extrêmemen­t vivante.”

CI-DESSUS, ELAD LASSRY, WOMAN (CLOSE UP, VAGINA, RED), 2014, TIRAGE COULEUR, CADRE PEINT, 36,8 X 29,2 X 3,8 CM, éDITION DE 5, 2 éPREUVES D'ARTISTES. PAGE DE DROITE, ELAD LASSRY, UNTITLED (ZEBRAWOOD BARS, THOUGHT BUBBLE), 2014, TIRAGE COULEUR, ZINGANA, 96,5 X 48,3 X 14 CM, PIèCE UNIQUE.

ELAD LASSRY, UNTITLED (STOOL, LEGS) B, (DéTAIL), 2014, TIRAGE ARGENTIQUE, CADRE EN NOYER, TAPIS, 36,8 X 29,2 X 3,8 CM, PIèCE UNIQUE.

ELAD LASSRY, UNTITLED (BOOT), 2013, TIRAGE ARGENTIQUE, CADRE EN NOYER, SOIE 4 PLIS, 36,8 X 29,2 X 3,8 CM, PIèCE UNIQUE.

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