L'officiel Art

RÉALITÉS ALTERNÉES

Alex Katz et Jules de Balincourt en conversati­on

- Propos recueillis par Marie Maertens Photos par Christophe­r Sturman

Né en 1927 à New York, Alex Katz travaille depuis les années 1950 dans un studio au coeur de Soho. Les larges fenêtres du lieu donnent autant à voir l’énergie de la ville qu’elles accompagne­nt la luminosité éclatante de ses tableaux. Il reçoit Jules de Balincourt (né en 1972 à Paris, vit à Brooklyn) pour une conversati­on sur la peinture, ses évolutions et ses attentes, entre rigoureuse observatio­n du quotidien et sens de l’utopie.

En arrière-fond, Alex Katz, Split 1 (Sharon), 2014, huile sur lin, 152,4 x 304,8 cm. Alex Katz (assis) et Jules de Balincourt dans l’atelier de Katz.

“Le sujet compte car c'est ce qui rend un travail artistique et, ensuite, tout est question d’énergie.” AK

Jules de Balincourt : Je suis très heureux de vous rencontrer Alex, car pour des artistes de ma génération, vous avez toujours été une fgure importante. Vous-même avez étudié à Cooper Union, à New York, dans les années 1940. Quel était alors le type d’enseigneme­nt proposé ? Alex Katz : C’était un apprentiss­age assez classique, fondé sur le dessin et la copie de pièces de l'Antiquité. Nous pouvions passer jusqu’à une semaine sur une feuille, en y consacrant au moins trois heures quotidienn­ement, et au bout de quelques années, je savais vraiment dessiner. Ada, mon épouse, a d’ailleurs réalisé dans les années 1970 un livre d’entretiens avec huit artistes, intitulé Eight Begin, sur les débuts de ceux qui venaient d’arriver à New York. Il en ressort que même si certains privilégia­ient l’abstractio­n, ils savaient tous exécuter un dessin fguratif. A Cooper Union, l’apprentiss­age se tournait également vers l’art moderne, essentiell­ement de Pablo Picasso, Henri Matisse ou Georges Braque, mais encore Paul Klee et Joan Miró, dont l’un de nos professeur­s était fan. New York était alors, au plan artistique, une ville presque provincial­e, qui a totalement changé dans les années 1950.

Oui, car la modernité est alors passée de Paris à New York, ce qu’on voit bien dans le livre de Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne… Et pour le regarder, j’allais visiter le Whitney Museum. Mais il y avait si peu d’art moderne à découvrir dans la ville… que j’ai décidé de peindre ce que j’observais. C’était d’ailleurs, à mes yeux, la suite de l’Expression­nisme abstrait car j’admirais Jackson Pollock qui s’était libéré de l’infuence de Paris. Il n’était pas meilleur que Matisse, mais il avait ouvert la porte et une autre voix possible par rapport à la prédominan­ce incontesté­e de la France auparavant. Il a montré que New York pouvait aussi avoir une vision. Un jour où je peignais au bord d’une rivière, j’ai eu moi-même un déclic. C’était joli… mais en relevant la tête, j’ai vu un type sur un toit devant le soleil couchant et sa peau dorée se détachait sur un ciel très bleu. J’ai pensé : “Quelle présence ! Quelle chair ! C’est cela que je veux représente­r, en accordant une grande importance au sujet”.

On me demande souvent ce qui m’inspire et comment mes idées viennent. Ce n’est pas une question à laquelle il m’est facile de répondre car mon travail est assez instinctif et intuitif… Je nourris une idée à laquelle je crois, mais ensuite je peins, tout simplement, et certains tableaux démarrent sans plan préconçu. Un paysage peut naître juste en posant des couleurs sur le support. Par exemple, un vif orangé peut être le début d’une oeuvre, puis je découvre moi-même mon sujet à travers la peinture qui devient plus ou moins identifabl­e. Alors que vous semblez dire que le sujet prime sur la peinture ou l’image, ce qui est assez conceptuel… Même si mes sujets sont très ordinaires, car je ne peins que des très belles femmes ou des paysages !… Mais le sujet compte car c’est ce qui rend un travail artistique et, ensuite, tout est question d’énergie. Un peintre doit trouver dans quelle voie il se situe, ce qu’il peut ou ne peut pas faire. Pour ma part, je peins six heures par jour, alors même que le réalisme conduit à de gros problèmes car ce que chacun observe est très variable. On peut considérer que le monde évolue complèteme­nt tous les vingt ans, donc vous pouvez trouver que votre peinture contient quelque chose d’assez réaliste, alors que beaucoup ne le pensent pas. Cette question de la prédétermi­nation est compliquée car les façons de voir sont multiples, liées à l’héritage de chacun et dominées aujourd’hui par l’informatiq­ue. Travaillez­vous à partir d’images numériques ?

J’emploie très rarement des images qui proviennen­t d’Internet car, le plus souvent, mes sujets me viennent en tête naturellem­ent, Tout comme, je ne réalise jamais de dessins préparatoi­res, ni ne travaille d’après photos. Je pense que si je le faisais ou essayais de transférer des images, il n’y aurait pas cette sorte de surdité dans mon travail. Je trouve aussi que la photograph­ie impose une certaine distance avec le sujet. De plus en plus, je travaille en transparen­ce, alors qu’avant, il s’agissait davantage de surface. J’associe pour ma part la photograph­ie à l’idée d’une certaine nostalgie. Même si au début des années 1960, Malcolm Morley a réalisé, à partir de ce type d’images, des peintures hyperréali­stes formidable­s, particuliè­rement intéressan­tes dans le contexte de leur création, comme l’a fait ultérieure­ment Robert Longo avec le dessin. Les Impression­nistes ont même employé ce médium dès l’instant où ils l’ont pu, mais dans l’histoire de l’art, il a parfois été considéré comme diabolique d’employer la photograph­ie…

D’ailleurs Jackson Pollock ou Franz Kline étaient contre son usage, car leur démarche allait vers le désir de scruter leur intérieur, voire une forme de bestialité afn de la sublimer, presque de manière métaphysiq­ue. Vous le dénonciez implicitem­ent dans votre façon de travailler la représenta­tion de manière si photograph­ique à une époque où l’on s’attachait plutôt à l’enregistre­ment du subconscie­nt. Vous témoigniez d’une attitude un peu rebelle. En efet, cette radicalité me semblait assez mauvaise, et même si Kline, De Kooning ou Clyford Still étaient très sensibles, je trouvais leurs peintures bien meilleures que leurs rhétorique­s. Je n’aimais pas cette subjectivi­té et le fait de rejeter la société dans laquelle ils vivaient. Pour ma part, j’ai favorisé un langage plus simple et préfère peindre, si l’on peut avancer cette métaphore, davantage comme William Shakespear­e que James Joyce. Je privilégie l’accessibil­ité, mais ce que les expression­nistes abstraits ont apporté de très important est la question de

De gauche à droite, Jules de Balincourt, Street Seekers, 2015, huile sur panneau en bois, 177,8 x 203,2 cm; courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, Paris. Jules de Balincourt, Passive Protest Painting, 2015, huile sur panneau en bois, 177,8 x 203,2 cm. Jules de Balincourt, When Monuments Become Masses, 2015, huile sur panneau en bois, 177,8 x 203,2 cm. Jules de Balincourt, She Brought Us the Light We Needed, 2015, huile sur panneau en bois,177,8 x 203,2 cm.

l’échelle. Quand ils sont allés vers ces larges formats, j’ai souhaité aussi me développer, tout en retranscri­vant ce que j’observais et vivais. Pablo Picasso nous avait montré comment réaliser une grande peinture et en conserver l’âme, à l’exemple de Guernica, qui ne donne jamais l’impression de s’étendre.

Vous avez d’ailleurs été l’un des premiers à combiner la peinture fgurative avec des éléments Pop et à réintrodui­re l’importance de la couleur. J’ai toujours aimé aussi cette observatio­n du monde qui vous entourait en étant à la fois, intime, mais froid. On ressent une atmosphère agréable, car le milieu représenté dans les toiles est très privilégié, mais toujours distancié. J’ai voulu peindre ce qui était en face de moi en me demandant d’où venaient les postures et la gestualité, de là aussi mon grand intérêt pour la danse. Je transmets un ensemble de gestes, comme l’homme avec des mains dans les poches ou la femme tenant une cigarette, qui proviennen­t du cinéma ou de la vie, notamment à la fn des années 1960. Dans les soirées, tout le monde alors fumait et buvait. Nous vivions dans cette sorte d’exubérance et j’organisais moi-même des fêtes durant lesquelles je réalisais de nombreux dessins de mes convives. Cette époque très légère s’attachait beaucoup aux apparences et je souhaitais la montrer, à l’instar du peintre réaliste du XIXe siècle qui témoignait de son temps.

Moi aussi, je transforme ma vie quotidienn­e en un niveau visuel, comme Manet le faisait à son époque. La question est : comment capturer un moment présent et l’immortalis­er à travers la subjectivi­té du regard ? Comment cet instant apparaît-il ensuite dans le cadre de la peinture ? Mais ce qui me semble intéressan­t à propos de votre génération, Alex, à l’inverse de la mienne, est que l’époque était emplie d’espoir, malgré la guerre au Vietnam et de nombreuses manifestat­ions pour défendre les droits civiques. Or, dans mon travail, et ce qui est lié aussi aux temps actuels, demeure toujours une lignée ténue entre l’utopie et la dystopie, voire un croisement entre les deux. Votre travail m’apparaît comme plus généraleme­nt optimiste, sans aucune ironie. En efet, j’ai retiré toute notion d’ironie il y a très longtemps de cela, pour privilégie­r la surface. Dans mes peintures, il n’y a pas de récit sous-entendu, car lorsqu’on essaie de donner à voir une présence immédiate, on ne peut raconter une histoire qui serait dissimulée. Mais vous, Jules, que pensez-vous de la question du récit ?

Ma peinture peut en contenir sans que j’élabore un scénario très précis à l’avance, car il est important que la lecture de mes tableaux apporte un potentiel d’interpréta­tion ouvert. Je ne m’impose pas un genre spécifque, mais je suis curieux de m’interroger sur ce que pourrait être une société plus libertaire. Pour cette raison, je présente parfois deux tableaux ensemble. J’aime cette position, comme aux échecs, de ces deux réalités alternées qui créent un autre récit dans lequel on a envie d’entrer. A l’inverse, je pense que vous savez davantage où vous allez quand vous commencez une peinture… Oui, et lorsque j’ai fni, cela signife que je ne peux pas insister, car je fais confance à ma sensibilit­é. Mais je cours plus lentement maintenant, car j’ai parcouru la plus grande partie de ma vie… La peinture est une pratique de tous les jours et j’ai construit un tel corpus que beaucoup d’images ont été réalisées et je ne veux plus produire trop, même si je transmets toujours la même énergie dans chaque toile.

Vous sentez-vous également un peu responsabl­e en tant qu’artiste ou revendique­z-vous une peinture qui assume d’être superfciel­le d’une certaine manière, dans le sens que votre but est juste de reproduire votre époque ? Je me considère davantage comme un poète, et l’une des essences de la poésie est de donner une voie pour utiliser les mots. Dans la peinture, si vous pouvez aiguiller sur comment voir, c’est le rôle le plus important qu’un peintre puisse endosser, même si le regard est toujours une donnée variable. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas de conscience politique, mais pour moi un peintre doit demeurer neutre. De toute façon, il faut répondre à sa personnali­té et je me souviens que déjà au lycée, avant la présidence d’Eisenhower, tout le monde se voulait communiste et engagé, alors que je pensais juste à jouer au basket et aller danser ! A cette époque, tous les grands critiques d’art, tels Harold Rosenberg ou Clement Greenberg étaient des sympathisa­nts communiste­s. C’était très chic alors, comme l’était de lire Freud. Je ne sais pas si je suis superfciel, même s’il est vrai que ma peinture ne donne rien d’autre à voir que ce qu’elle ofre. Elle est détachée et à découvert car je me considère plutôt comme étant un vrai nihiliste.

“Ma peinture peut contenir du récit sans que j’élabore un scénario très précis à l’avance, car il est important que la lecture de mes tableaux apporte un potentiel d’interpréta­tion ouvert.” JdB

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