L'officiel Art

Présent parfait continu

- Texte par Samantha Gregg

Les oeuvres de Shahryar Nashat (né en 1975 à Téhéran, vit et travaille à Berlin) oscillent entre humour et métadiscou­rs, matérialit­é et intangibil­ité : elles questionne­nt notre désir d’art et sa sacralisat­ion. Lauréat du prix Lafayette en 2013, l’artiste a présenté une exposition personnell­e au Palais de Tokyo en 2014. Il est actuelleme­nt professeur invité du Pasadena Art Center College of Design pour l’année académique 2014-2015.

L’année dernière, à l’occasion de la 8e biennale de Berlin, l’artiste Shahryar Nashat présentait la première de son premier long métrage, Parade, dans la célèbre salle du DelphiFilm­palast. Le flm se veut une sorte de document sur le ballet de 2013 portant le même titre réalisé par la chorégraph­e Adam Linder, qui vit à Berlin, lui-même inspiré du Parade original de Jean Cocteau de 1917. Nashat médiatise l’adaptation de Linder et, pendant les quarante minutes du flm, joue avec les libertés qu’ofre l’objectif de la caméra. Cet acte met en question la désormais familière, sinon attendue, documentat­ion médiatique de la performanc­e, notamment dans les domaines de l’art, de la danse, de la musique et de l’athlétisme. L’attente de la reproducti­on médiatique est devenue si banale et est si rarement remise en question que l’“original” (document, forme, action) ne semble plus menacé par le potentiel éternellem­ent fuide de son propre au-delà. Le problème avec tout transfert de forme, cependant, est l’inévitable perte qui en résulte. Lors d’une conversati­on tenue après la projection de Parade au Hammer Museum de Los Angeles, qui marquait également la première du flm aux Etats-Unis, Shahryar Nashat a expliqué que “chaque fois qu’il y a reproducti­on de quelque chose, une partie de cette chose se perd”. Dans ce cas précis (comme dans celui de tout transfert réductif d’une action vivante), l’expérience du ballet a bien été saisie, les mouvements fugitifs concrétisé­s, et toutes les aspiration­s à l’authentici­té ou à l’originalit­é éclatées en autant de pixels. Considéron­s à présent la vidéo Plaque (Slab) réalisée en 2007. Elle débute par un plan de l’intérieur d’une usine, où une grue dresse lentement à la verticale un gros bloc de béton. La scène est coupée et laisse place à une séquence où l’on voit Glenn Gould à la télévision en 1964. Nashat en a irrégulièr­ement découpé et remonté les plans, de sorte que le pianiste semble se mouvoir avec des mouvements saccadés et heurtés. Modifé par Nashat, le montage des images oriente l’attention du spectateur vers le décor qui environne Gould : six blocs de ciment recouverts d’une patine de faux marbre. L’apparence massive de ces blocs anticipe sur le plan formel le défcit d’expérience infigé au public lorsque la performanc­e en direct est transposée en émission télévisée ; si la virtuosité de la performanc­e de Gould est rendue de manière incompéten­te, ses assistants de marbre sont tout prêts à dissiper la confusion. Et même si les blocs sont des objets passifs dans cette équation, il est possible qu’en tant que formes sur l’écran, ils soient plus responsabl­es de l’animation et de la personnifc­ation de Gould que Gould lui-même. A l’inverse, il serait intéressan­t de déterminer si A) les objets stationnai­res à l’intérieur d’un cadre et B) les mouvements d’une caméra ont la même infuence sur notre perception d’une performanc­e enregistré­e en vidéo. Dans la vidéo Factor Green (2011), un objet immobile s’anime peu à peu. On voit le personnage, incarné par Linder, ouvrir avec de vigoureux coups de cutter l’emballage d’une caisse d’expédition posée au milieu des Tintoret de l’Académie de Venise. De la caisse émerge bientôt une incrustati­on rectangula­ire de couleur verte – espace vide évoquant la présence potentiell­e à la fois de rien et de tout. Linder se met à interagir avec l’objet, qu’il utilise comme une galerie contemplat­ive, s’asseyant dessus ou posant à côté de lui avec un sourire incertain. A un moment, le bloc joue le rôle d’un piédestal dont Linder est la sculpture. Puis le bloc se met à fotter quelques instants à mi-hauteur avant d’aller se placer au pied du corps de saint Marc représenté sur un des tableaux du décor, où il tente (mais à présent de façon autonome) de se proposer comme socle à l’image unidimensi­onnelle. A la fn de la vidéo, le bloc devient le principal personnage tandis que Linder recule progressiv­ement jusqu’à sortir du cadre. Pourtant le lien reste clair : c’est grâce au désir de Linder que le bloc s’est vu animer d’une présence. Le désir, aux yeux de Shahryar Nashat, est une variable obligatoir­e de toute production artistique. Nous désirons que les objets culturels de notre passé comme de notre présent nous parlent afn de rehausser notre quotidien, d’afrmer notre valeur en tant qu’êtres intelligib­les. Et pour afner notre perception de ces objets, nous avons développé et difusé une série de signifants qualitatif­s tels que socles, bancs, cloisons et panneautag­es. Ainsi Linder, dans Factor Green, veut à tout prix attribuer des rôles opérationn­els à son objet vide. Dans plusieurs de ses oeuvres, Nashat refond stratégiqu­ement ces signifants culturels familiers en les recontextu­alisant en oeuvres d’art après avoir usurpé leur rôle subalterne antérieur. Cette “extraction” formelle de contenu se retrouve clairement dans les sculptures et photograph­ies de Nashat. Le statut de sculpture de Two Thighs Rooted in Marble (2010) est rendu possible par son incapacité même à servir de piédestal. Deux tiges de cuivre scellées dans un bloc de marbre attendent ou, peut-être, pleurent les jambes sculptural­es qu’elles ont été conçues pour soutenir. Cependant, étant un

“Le désir, aux yeux de Shahryar Nashat, est une variable obligatoir­e de toute production artistique. Nous désirons que les objets nous parlent afn de rehausser notre quotidien.”

objet isolé dans le contexte artistique, l’armature a acquis une significat­ion culturelle plus haute. Un an plus tard, Two Thighs Rooted in Marble fut recontextu­alisé sous forme d’une épreuve chromogène intitulée Photoscale­d 3 (Yellow) et représenta­nt l’oeuvre sur un fond jaune primaire. Là encore, nous constatons une “perte”. Bien qu’étant un original en elle-même, la sculpture n’est plus un original sur la photo ; elle est devenue une simple empreinte redevable à son contexte. Pour en revenir à notre sujet de départ, la question de l’empreinte est essentiell­e dans le Parade de Nashat. On retrouve l’empreinte évidente de l’original de Cocteau dans l’adaptation de Linder, mais dans la vidéo de Nashat la lignée des empreintes (du ballet au ballet) est fragmentée par la lignée des médiums, qui refondent les marques indicielle­s de 1917 en pixels brouillés de 2014. La caméra de Nashat compense délibéréme­nt la perte de la présence physique par sa capacité à pénétrer dans le statut privilégié de la scène. Le public jouit par conséquent d’une sorte d’accès libéré ; il est tout proche de l’action qui se déroule sur scène – gros plans, puis en coulisse avec Linder, et à un moment se détournant de la scène pour observer le lieu où se trouvent habituelle­ment les spectateur­s (mais en l’occurrence, les rangées de sièges sont vides, signifiant par là que le nouveau public regarde, en réalité, le film) – et peut revoir ailleurs, indéfinime­nt, les images capturées par la caméra. Toutefois, le choix de la méthode de n’importe quelle présentati­on, depuis l’installati­on d’une sculpture dans une galerie jusqu’à la relation d’une performanc­e dans une vidéo, est le produit d’un désir actuel – un ensemble de décisions capables de faire pencher d’un côté ou de l’autre le fléau de la balance de la perte et du gain. De quelle façon avons-nous rejoué dans le présent les articles de notre passé ? Comme le met en lumière le travail de Nashat, en étudiant la manière dont le présent gère les inéluctabl­es empreintes du passé, il est possible d’identifier et, au bout du compte, de critiquer les désirs culturels de notre époque.

“Comme le met en évidence le travail de Nashat, en étudiant la manière dont le présent gère les inéluctabl­es empreintes du passé, il est possible d’identifer et, au bout du compte, de critiquer les désirs culturels de notre époque.”

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