L'officiel Art

Shanghai, l’usine sociale

- Propos recueillis par William Massey

C’est dans la Power Station of Art, une centrale thermique désaffecté­e devenu le premier musée d’art contempora­in de Chine financé par l’Etat, que se tient la 10e édition de la biennale de Shanghai. Sous la direction du commissair­e d’exposition­s allemand Anselm Franke, l’événement qui a cette année pour thème “La fabrique sociale” interroge le public sur la modernisat­ion du pays, entre impératif consuméris­te et imprédicti­ble subjectivi­té sociale.

Stephen Willats, I Don’t Want to be Like Anyone Else (détail), 1977, panneau imprimé.

L’OFFICIEL ART : L’une des premières oeuvres que découvre le visiteur en entrant dans le hall principal de la Power Station of Art est l’installati­on du piano robotisé de Peter Ablinger qui joue un air formant les mots : “Seek truth from facts” (Cherchez la vérité dans les faits). Pouvez-vous nous expliquer les raisons pour lesquelles vous avez commandé ce travail et en quoi il illustre le thème choisi pour l’édition de cette année : “La fabrique sociale” ? ANSELM FRANKE : La phrase fait référence à certains moments charnières de l’histoire de la Chine, quand le pays a connu des époques de transition. Mao l’a utilisée dans sa campagne de mobilisati­on des paysans, et Deng Xiaoping l’a reprise à son tour pour lancer sa politique de réformes. La seule question est de savoir de quels faits on parle, en dehors, disons, de la richesse matérielle. Qu’est-ce qu’un fait social, comment pouvons-nous le décrire ? L’art et les images jouent ici un rôle à la fois essentiel et ambigu. Une exposition peut répondre à ces questions sans pour autant apporter des réponses fgées.

Votre sélection crée un dialogue entre oeuvres contempora­ines et oeuvres anciennes et entre artistes chinois et artistes internatio­naux. Elle constitue également une réfexion sur l’idée d’une société en devenir. Quelles idées ont émergé de ces confrontat­ions ? De quelle manière l’exposition aborde-t-elle le processus de fabricatio­n sociale ? Hormis les références aux récents changement­s intervenus dans le capitalism­e et aux millénaire­s de fabricatio­n sociale en Chine, le thème de l’exposition est conçu d’une façon extrêmemen­t simple et poétique : il évoque la dialectiqu­e du mouvant et de l’immobile. C’est pourquoi on a installé dès l’entrée les sculptures en brise-lames de Li Xiaofei. Il appartient au spectateur d’imaginer de quelles vagues il s’agit. Et la citerne percée d’Erik Steinbrech­er, installée sous les escaliers roulants, qui renferme tous les océans du monde et qui, inexorable­ment, s’écoule goutte à goutte sur le sol. C’est une métaphore de la relation entre l’institutio­n étatique et la spontanéit­é et l’imprédicti­bilité de la subjectiva­tion sociale. La Chine sera-telle capable de contenir les changement­s immenses qui intervienn­ent actuelleme­nt dans la subjectiva­tion ? Les gens se satisferon­t-ils du cadre qui leur est aujourd’hui ofert, avec son impératif consuméris­te ? Vous constatere­z que toute l’exposition oscille en quelque sorte entre ces deux motifs, entre des processus de vie qui sont mouvants, et des idéologies et technologi­es qui tentent de les gouverner et de les immobilise­r. J’aime qu’une exposition joue avec de tels motifs, qu’elle suscite un processus permanent de re-signifcati­on. Je crois qu’une exposition réussie doit produire un excédent de sens et d’allégorie. Et la fuidité de l’eau et de sa maîtrise, avec pour arrière-fond l’histoire chinoise, constitue certaineme­nt une métaphore puissante. Il y a par exemple le flm Leviathan de Lucien CastaingTa­ylor et Verena Paravel (2013) qui, grâce à une dizaine de caméras, dramatise à l’extrême cette relation entre le mouvant et l’immobile dans sa descriptio­n d’un bateau de pêche en pleine mer. Je pourrais également citer la façon merveilleu­se dont Ji Yunfei revisite la traditionn­elle peinture à l’encre sur rouleau en intégrant dans ce genre ancien l’histoire politique du présent. Ainsi, le rouleau évoquant le Barrage des Trois Gorges et les centaines de milliers de personnes qui ont dû être déplacées pour sa réalisatio­n atteste du degré auquel l’Etat en Chine s’est toujours construit au travers de la domesticat­ion de la nature, et, surtout, de celle de l’eau. Je voulais qu’à l’occasion de cette exposition, les gens se rendent compte qu’ils sont intégrés dans des structures et réféchisse­nt à la façon dont ils peuvent les “externalis­er”.

“Hormis les références aux récents changement­s intervenus dans le capitalism­e en Chine, le thème de l’exposition est conçu d’une façon simple et poétique : il évoque la dialectiqu­e du mouvant et de l’immobile.”

Vous êtes-vous heurté à des contrainte­s dans la préparatio­n de cette Biennale et avez-vous dû déployer des eforts diplomatiq­ues ? C’est la Power Station of Art qui s’est chargée de la plupart des démarches diplomatiq­ue, et je dois dire qu’ils ont fait un travail magnifque sur ce plan-là. Quant à moi, cela m’a certaineme­nt été utile d’avoir eu auparavant l’occasion d’organiser la Biennale de Taipei. Quoique ne parlant pas chinois, j’étais en quelque sorte préparé et je savais à quoi m’attendre. Mais il est également clair qu’une approche directemen­t critique des idéologies de la modernité telle que celle que j’avais articulée à Taïwan serait tout simplement impossible à Shanghai, car elle se heurterait à des restrictio­ns. Notre tâche est de créer des réalités qui submergent les idéologies, comme l’eau le fait avec les pierres.

A présent que la fn de l’exposition approche, comment jugezvous la réception de la Biennale par le public tant local qu’internatio­nal ? Pensez-vous que l’art, dans le contexte chinois, joue le rôle d’une “porte vers l’Occident” comme on l’entend parfois ? La période durant laquelle l’art a joué ce rôle est révolue, même si cette fonction reste importante. Mais la Chine n’a plus les yeux uniquement tournés vers l’Occident, elle doit trouver les ressources du changement dans ses propres traditions et ses propres écoles. J’ai essayé de le faire comprendre clairement, mais j’ai aussi essayé de dire que cela devait se faire sans repli identitair­e, car je crois que c’est là le malheur de la modernité : c’est dans l’histoire que nous devons trouver les ressources pour nous redéfnir, or cette histoire ne nous rassure pas. Je suis très heureux que cette Biennale soit l’occasion d’afrmer avec force cette complexité, cette ambiguïté, et qu’elle exprime en même temps une cohérence et une responsabi­lité qui résistent au surréalism­e capitalist­e dominant dans lequel les processus de production de sens sont systématiq­uement torpillés. J’ai le sentiment que l’exposition a des efets positifs sur le débat dans le domaine culturel.

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