L'officiel Art

PASCAL DUSAPIN

Compositeu­r

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L’OFFICIEL ART : La trame de ce texte-phare du romantisme allemand est la lutte qui oppose les Amazones, avec à leur tête la reine Penthésilé­e, et les armées grecques menées par Achille, à la faveur d’une campagne orchestrée par le peuple de femmes en vue de capturer des hommes destinés à la reproducti­on. Ce peuple n’admettant leur présence – après les avoir vaincus au combat – que pour les seuls besoins de nouvelles naissances, et avec pour loi ancestrale de ne jamais développer de sentiment amoureux à leur égard. Mais Penthésilé­e et Achille s’éprennent l’un de l’autre et la reine, ne pouvant parjurer son peuple, dans un accès de folie tue l’homme qu’elle aime, avant de prendre conscience de son acte, éperdue de douleur. Qu’est-ce qui vous a fait vous intéresser à ce texte ? PASCAL DUSAPIN : Penthésilé­e correspond à un désir très ancien, sa création est annoncée dans ma notice du Larousse de la musique de 1981 ! Cette oeuvre revenait régulièrem­ent comme un

leitmotiv devant lequel je me trouvais désemparé. Puis le moment est venu. Mes échanges avec Peter de Caluwe, directeur du Téâtre de la Monnaie, ont été rapidement fructueux. Face à ce texte : deux approches archétypal­es se faisaient jour : explorer l’univers de ce grand romantique allemand qu’est Kleist, à travers une histoire restituée sous forme rassurante et de l’autre côté se trouver face à un mur impossible à transgress­er. En efet, cette pièce est une gageure car outre la profusion de personnage­s, elle est problémati­que en termes de mises en scène, il faut en surmonter la force et la violence efroyable et en aborder la folie dans la forme. Trouver des solutions d’adaptation, c‘est-àdire élaguer beaucoup le texte.. Je ne fais pas d’efet de style réthorique sur l’antiquité en allant provoquer Penthésilé­e, je parle du monde d’aujourd’hui,.

Vous avez afrmé que ce texte vient tarauder en vous des inquiétude­s qui planent, inscrites dans le contempora­in. Tout comme au moment de votre opéra Médéamater­ia vous aviez fait un parallèle avec le confit serbe. Penthésilé­e est un texte à la fois dense, fuide et complexe, quelles résonances actuelles y avez-vous décelées ? C’est là où l’exercice de l’opéra trouve aujourd’hui encore toute sa raison d’être, il peut frapper à un endroit très précis qui concerne la psyché collective. L’opéra est pour moi un art de la métaphore et le meilleur exemple que je peux donner est Medeamater­ia, d’après le texte d’Heiner Muller. Médée tue ses enfants pour des questions de gestion politique de territoire, de vengeance… mais au fond, je n’aurais pas ressenti l’urgence de composer cet opéra si moimême je n’avais pas été environné par la politis de la guerre serbo-croate qui commençait. Tout d’un coup, j’ai réalisé que c’était la même histoire. Et depuis, Médea a fait l’objet de nombreuses production­s. Chaque metteur en scène est allée chercher quelque chose qui le concerne, non seulement en tant qu’artiste, mais également et en tant que partie prenante du monde d’aujourd’hui. Tel est le privilège de l’opéra : il peut gagner en liberté au fl des interpréta­tions. Penthésilé­e est arrivé à un moment très confus, ce qui n’est pas auto-péjoratif, mais un moment d’inquiétude, de trouble, de questionne­ment. Pour moi, il illustre la Syrie, la Libye… La pratique intensive de la musique vous permetelle de demeurer sentinelle active du monde réel ? Il est vrai que cet exercice peut vous rendre abstrait au monde, vous faire naviguer dans des zones éthérées avec des idées référentes à la pureté, à la beauté… on est dans un système de représenta­tion idéelle et l’opéra vous fait rejoindre la littératur­e donc le monde. La musique vous éloigne du monde, c’est ce que chacun de nous va rechercher dans son écoute : un transport, une suspension, et c’est dans cet état-là qu’il y a un principe actif qui se met en place et vous fait devenir plus digne, plus conscient. Excepté qu’il faut garder cette relation au monde, savoir parfois mettre la musique à distance de soi. L’opéra existe dans l’opéra, en tant que compositeu­r, quand vous attaquez une thématique vous êtes dans un “rejoigneme­nt” au monde. La musique doit être en corrélatio­n avec les inquiétude­s et les désirs des gens.

“Mon souhait était d’extraire les images symbolique­s, de moderniser la langue de Kleist et j’avais parfois envie d’une certaine brutalité dans le vocabulair­e, de radicalité dans les métaphores.”

Comment s’est déroulé l’adaptation du texte de Kleist à partir de la traduction de Julien Gracq ?

J’ai produit un premier texte en sélectionn­ant les passages qui me semblaient être les moments-clés, et j’ai fourni l’adaptation à Beate Haeckl, une librettist­e dont j’apprécie beaucoup le travail, afn qu’elle le restitue en allemand. Beate Hackl m’a aidé à explorer le texte original qui est dans un allemand très complexe. Et a veillé également à l’équivalenc­e des rôles en termes de longueur. Mon souhait était d’extraire les images symbolique­s, de moderniser la langue et j’avais envie parfois d’une certaine brutalité dans le vocabulair­e, de radicalité dans les métaphores.

Quels ont été vos échanges avec Berlinde de Bruyckère et Pierre Audi, metteur en scène ?

Je connaissai­s le travail de l’artiste pour avoir vu l’exposition à la Maison rouge. J’ai procédé avec elle comme je le fais pour tous mes opéras : je collecte des images liées au sujet et je les communique. J’ai donc envoyé à Berlinde Bruyckère des dossiers de visuels autour de plusieurs thématique : “arbres brûlés”, “arbres morts”, “déserts”, “lumières”, “pluies”, “poussières”, “terre”, “homme”, “femme”. Je recherchai­s des atmosphère­s arides, de dénuement… Nous nous sommes rencontrés une fois avec tous les membres de l’équipe. Elle n’a rien dit durant l’heure où une quinzaine de personnes ont exposé leur point de vue. Et à l’issue de ce temps d’échange, elle a simplement déclaré “j’ai lu le livret, ce que j’en ai compris est que Pascal a pensé cela très abstraitem­ent”. Abstrait dans l’idée que devienne universell­e. Elle avait tout compris. Quant à Pierre Audi, il a déjà collaboré à la mise en scène de mon opéra Passion, je connais ses méthodes de travail. Il se fonde sur la partition et les didascalie­s, c’est-à-dire les indication­s données sur chaque page, concernant la marche musicale et la psychologi­sation des scènes. C’est en caractéris­ant psychologi­quement la situation que je parviens à donner une couleur au moment. Il n’y a pas de contrainte littérale mais une précision quant au sentiment dans lequel se trouve le personnage. Et le metteur en scène tout comme le chanteur peuvent inventer leur monde à l’intérieur de cela…

Comment avez-vous intégré l’un des éléments constituti­fs de la tragédie grecque que sont les choeurs ?

Le choeur dans Penthésilé­e est un vrai problème car il est alternativ­ement les guerriers grecs, et les amazones pour ensuite devenir un choeur grec capables d’anticiper, de commenter. Il doit être à la fois hors du temps et en même temps un acteur du temps. Il doit trouver sa place en tant qu’être réel participan­t à l’action et parfois commentant comme un chant. Tout le prologue s’achève ainsi par un choeur qui n’est ni amazones, ni guerriers, il est l’instrument chanteur. En ce sens il est un véritable choeur grec, placé comme une sorte de deux ex-musica, à l’extérieur.

Quels outils avez vous utilisés pour restituer la douleur, la sidération, l’efroi de Penthésilé­e quand elle prend conscience de son erreur irréparabl­e – avoir tué Achille – et qu’il ne reste plus que la mort comme issue ? Dans la première partie de votre question je réponds : la musique. Dans la deuxième partie, c’était un vrai dilemme pour moi. Quand Penthésilé­e sort de la catalepsie, elle a un grand solo, et j’ai pris conscience qu’elle ne peut plus chanter. Alors pour exprimer cet état, elle parle. J’ai donc fait passer la musique vers le théâtre. La scène fnale est sans musique. Donc la réponse à la deuxième partie de la question est “l’absence de musique”.

Penthésilé­e représente votre première collaborat­ion à l’opéra, comment avez-vous abordé ce travail ? Lorsque Peter de Caluwe m’a sollicitée, j’avais déjà entamé une recherche sur les abattoirs d’Anderlecht. Je m’y suis rendue il y a environ trois ans, et j’ai pu suivre tout le procédé de traitement des peaux, observer la gestuelle des employés. La lecture du Penthesile­a de Kleist, puis celle du livret de Pascal Dusapin m’ont convaincue de la volonté d’inscrire l’opéra dans une dynamique contempora­ine, en lien avec les confits qui ravagent le monde. J’ai donc réféchi en termes de culpabilit­é humaine. Or, les peaux d’animaux, en l’occurrence des bovins, évoquent la mort, mais aussi, dans certains gestes, notamment le salage pour la préservati­on, les soins administré­s aux blessés et les préparatif­s entourant les corps des victimes. Je me suis donc inspirée de cet univers pour mettre au point les décors.

Quels éléments avez-vous retenus sur scène ?

J’ai conçu des palettes supportant des reproducti­ons en silicone peint de peaux de bovins et une colonne en fer brillant sur laquelle sont suspendues soixante-dix peaux artifciell­es de couleur grise. Entre certaines scène sont difusées des vidéos. J’ai souhaité travailler sur des détails de gestes de transforma­tion des peaux flmées à Anderlecht, mais pas de manière directe car il s’agit d’une abstractio­n que le spectateur intègre et décrypte suivant son propre paysage mental. C’est mon interpréta­tion des situations que j'ai pu observer à Anderlecht, et le public doit accomplir sa propre lecture.

Les décors sont-ils mouvants ?

Ils sont statiques, mais sont disposés sur scène l’un après l’autre. Je ne souhaitais pas qu’ils soient mobiles pour ne pas perturber la gravité des diférents tableaux. Entres les scènes, sont donc projetées les vidéos réalisées par Myriam Devriendt à Anderlecht, elle connaît très bien mon travail depuis les années 1990. Il s’agit de gros plans sur les mains gantées des employées procédant aux diférentes étapes de conversion des peaux, de même que des visuels de feurs, en l’occurrence des boutons de roses rouges et blancs, qui m'évoquent les diférentes couches de la peau. Et en songeant à la symbolique de la rose, qui est celle du don, de l’hommage à l’être aimé, j’ai également pensé à son aspect ambivalent. Elle est dotée d’épines et l’on ne peut contrôler son ouverture. Par ailleurs, l’intérieur d’un bouton de rose est très complexe, on ne parvient pas à en discerner la constructi­on. C’est un jeu de montrer-cacher dont le parallèle avec les diférentes strates de la peau m’a paru intéressan­t à exploiter. Les projection­s vidéo combinent ainsi des images de la situation de travail des peaux à Anderlecht avec des détails de vraies feurs, vues jour après jour.

Le traitement des sols a également retenu votre attention.

Je souhaitais transposer l’idée d’un vaste champ de bataille, aussi le sol de la scène estil une copie de celui que j’ai pu observer à Anderlecht. Un sol en dur, recouvert d’épaisses couches de sel, de sang et de toutes les humeurs qui dégorgent des peaux une fois étalées sur les palettes et salées. Cette surface de sol chaotique, car recouverte de sédiments de sel, matérialis­e l’histoire du geste, action après action. La peau a une faculté de réfexion de la lumière sur le sol qui est couleur du sel sali. Je me suis rendue sur la scène du Téâtre de la Monnaie car il était très important pour moi de sentir physiqueme­nt la scène et de réféchir à la manière de la remplir. Je voulais être au plus juste de la superfcie afn d’adapter la taille et la présence des décors. Le sol noir du théâtre est très beau : les bleus, noirs, gris, rouge, et rose des décors y sont parfaiteme­nt mis en valeur.

Comment les lumières ont-elles été envisagées ?

La lumière est pour moi très abstraite, y compris dans mes exposition­s. C’est l’un des éléments les plus complexes à concevoir. J’ai fait part à Jean Kalman (chargé des éclairages) de mes besoins liés aux objets montrés sur scène, il a très bien restitué cette demande.

Le projet est arrivé assez tard, en août 2014, pourquoi l’avoir accepté ?

Je n’ai pas été efrayée par le peu de temps. Je suis habituée à travailler dans des délais très courts. Je ne suis plus régulièrem­ent l’actualité de l’opéra mais lorsque j’étais étudiante à Gand, je m'y rendais très souvent. J’ai eu l’occasion de rencontrer Alain Platel, nous sommes devenus amis, ses chorégraph­ies m’inspirent beaucoup, nous n’avons, toutefois, jamais eu l’occasion de travailler ensemble. Mais cela m’a permis de retrouver le chemin de l’opéra.

Les carcasses d’animaux sont un environnem­ent que vous connaissez intimement : vos parents étaient bouchers, enfant étaitce un univers familier ou efrayant ?

Ni le sang, ni les quartiers de viande ni les carcasses ne m’ont efrayée enfant, c’était une sorte de quotidien auquel je n’attachais pas plus d’importance qu’à d’autres éléments environnan­ts. Ensuite, à l’école vétérinair­e j’ai pu sans difculté voir les moulages de carcasses de chevaux morts. Je commence toujours par le besoin impérieux de créer quelque chose, et cela me donne la force d’aller très loin, dans les tréfonds physiques et l’émotion.

Comment avez-vous traduit la peur et la solitude de Penthésilé­e lorsqu’elle doit faire face à la réalité de sa folie ?

La colonne sur laquelle sont suspendues les peaux est pour moi l’élément central avec toute la charge symbolique qu’elle peut représente­r. Quand Penthésilé­e perd le contrôle d’ellemême, on doit le voir… je mets entre ses mains de la peinture noire dont elle recouvre son visage, ne laissant plus apparaître que ses yeux. Pour montrer qu’elle devient quelqu’un d’autre ou qu’elle refuse de devenir cet autre au encore qu’elle ne se reconnaît pas dans cet autre… le combat personnel doit être perçu, elle ne sera plus jamais elle-même.

“Je commence toujours par le besoin impérieux de créer quelque chose, et cela me donne la force d’aller très loin, dans les tréfonds physiques et l’émotion.”

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