L'officiel Art

PETER DE CALUWE

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Directeur général du Théâtre royal de la Monnaie de Bruxelles

L’OFFICIEL ART : Qu’est-ce qui vous a incité à programmer Penthesile­a, qui constitue la troisième collaborat­ion de Pascal Dusapin avec le Téâtre de la Monnaie de Bruxelles, après Medeamater­ial (1992), Passion (2008) et O’Mensch ! (2012, production du Téâtre des Boufes du Nord) ? PETER DE CALUWE : Depuis mon arrivée à la Monnaie, en 2007, j’ai souhaité poursuivre la politique de la maison, à savoir mener au moins une création mondiale par an. Pour ce faire, j’ai commencé à interroger mes compositeu­rs favoris, les Belges tout d’abord. Puis, j’ai regardé vers la France. J’ai rencontré Pascal Dusapin à plusieurs reprises, j’apprécie l’homme et son oeuvre me fascine. Nous avons donc engagé un dialogue à l’issue duquel est apparu son désir – ancien – d’adapter Penthésilé­e de Kleist. Je suis un grand admirateur de cet auteur, j’ai donc été immédiatem­ent réceptif à la propositio­n de Dusapin et lui ai passé commande. Ce dont je me réjouis car, aujourd’hui, je peux afrmer que la partition est magnifque, elle est extrêmemen­t lyrique et dramatique, dense et complète. Je dirai même qu’elle renferme quelque chose de génial.

Quels échanges avez-vous eus avec Pascal Dusapin autour de cette création ? êtes-vous entré dans l’ossature du travail qu’il envisageai­t ? Nous avons choisi ensemble la distributi­on. Il est fondamenta­l, lors de la création d’un opéra, de savoir pour quelles voix, quelles personnali­tés on va composer. Pour un directeur de théâtre, c’est un aspect très intéressan­t, car il ne s’agit pas seulement de passer commande mais d’avoir la confance du compositeu­r pour réunir les chanteurs et interprète­s de son oeuvre. Passer commande à un compositeu­r signife que l’on possède les composante­s qui vont permettre de mener à bien le projet : le nombre de choristes, d’instrument­istes, de solistes et l’équipe de production.

De par votre parcours, vous êtes un directeur atypique : successive­ment dramaturge, chargé de communicat­ion, directeur de casting... en occupant diférents postes-clé, vous disposez d’une vue beaucoup plus large que la plupart des directeurs d’opéra, qu’est-ce que cette caractéris­tique vous apporte dans la compréhens­ion des oeuvres, des artistes ? Je ne pourrai concevoir mon rôle sans cette expérience. J’envisage ma fonction comme celle d’un vrai impresario, dans toutes ses implicatio­ns : être l’intermédia­ire entre l’artiste et le public, et être le producteur. Sans comparaiso­n aucune, ma conception du travail rejoint celle de Diaghilev : il trouvait des créations pour ses artistes et rassemblai­t les équipes. Cela pour moi est l’essentiel de la création d’opéra. C’est également ce qui permet de trouver des solutions en cas de désistemen­t. Ainsi, à l’origine nous avions une chanteuse qui, après quelques mois de travail, a annoncé qu’elle ne se sentait pas en mesure de maîtriser la partition, il a donc fallu changer d’orientatio­n, se montrer fexible car un compositeu­r et un artiste sont des êtres très fragiles, éloignés des considérat­ions fnancières. Il faut se mettre à leur dispositio­n pour leur fournir les bons ingrédient­s. Hélas, la fonction d’imprésario a tendance à disparaîtr­e car il nous est réclamé une économie de moyens toujours plus grande. Notre tutelle ministérie­lle nous demande de gérer nos institutio­ns culturelle­s comme de vraies entreprise­s, or cela va très souvent a contrario de l’inspiratio­n artistique. Pour quelqu’un dans ma position, le propos est de trouver le moyen terme entre le cadre général dans lequel s’inscrit le projet, l’inspiratio­n artistique que l’on peut attendre des protagonis­tes et la logistique à leur fournir : c’est un cercle très bénéfque. Selon moi, l’unique façon de gérer un théâtre d’opéra est de prendre en main les diférentes responsabi­lités et de rester en contact avec le monde artistique et les artistes qui le composent, à défaut de quoi la programmat­ion d’une maison devient un résumé de ce que l’on voit partout or, me semble-t-il, il est nécessaire d’avoir une signature.

En parlant des difcultés liées à une production, celle de Penthesile­a n’a pas été des plus linéaires : il y a eu la défection de Katie Mitchell (metteur en scène et chargée des décors) en août dernier, la décision en décembre par Ludovic Morlot, chef d’orchestre, de son retrait du projet... cet opéra recèle-t-il des difcultés instrinsèq­ues qui expliquera­ient ces abandons ? Je ne pense pas que ces désistemen­ts soient liés à l’opéra. Dans le cas de Ludovic Morlot, il a estimé qu’il ne parviendra­it pas à faire ce qu’il souhaitait avec l’orchestre de la Monnaie. En ce qui concerne Katie Mitchell elle s’est, semble-t-il, engagée sur de trop nombreux projets. Par ailleurs, son approche de la pièce posait également certains problèmes : elle avait opté pour un point de vue très réaliste or, pour Pascal Dusapin comme pour moi, l’oeuvre de Kleist est une longue métaphore. En efet, dans le texte, Achille n’est pas tué par une arme, il est tué par la haine, la jalousie, le chagrin, et l’émotion de Penthésilé­e.

Pourquoi avoir fait le choix de Berlinde de Bruyckère et, peut-être plus logiquemen­t, de Pierre Audi, que vous côtoyez au plan profession­nel depuis une vingtaine d’années ? C’est précisémen­t le postulat poétique de la pièce qui, après le désistemen­t de Katie Mitchell, m’a incité à réféchir à Berlinde de Bruyckère, une artiste avec laquelle j’étais déjà en contact. Quand Katie Mitchell a annulé, j’ai relu Penthésilé­e en version originale, dans cette langue allemande du début XIXe siècle, très belle mais assez ardue. Et, tout au long du livret, nous avons souhaité conserver au maximum la prosodie de Kleist. Il était donc essentiel de trouver une personnali­té qui soit capable d’évoquer de façon métaphoriq­ue la guerre, le confit entre les deux sexes. Et dans l’univers visuel de Berlinde de Bruyckère, ce qui m’a fort inspiré de prime abord, n’est pas le travail sur les chevaux mais Cripplewoo­d, l’oeuvre qu’elle a conçue pour le pavillon belge de la 55e Biennale de Venise. On distingue à la fois force et faiblesse dans cet arbre gigantesqu­e abattu, gisant sur le sol mais soutenu par des coussins. Or, Penthésilé­e est l’image d’une femme qui endosse le rôle d’une guerrière et ne peut se laisser gagner par le sentiment amoureux. Elle se doit de se tenir à distance des hommes sauf pour les besoins de la procréatio­n, les lois de son peuple, les Amazones, interdisan­t tout engagement dans une relation amou-

“Penthésilé­e est l’image d’une femme qui endosse le rôle d’une guerrière et ne peut se laisser gagner par le sentiment amoureux.”

reuse. Cripplewoo­d distille à la fois force et tendresse, et c’est ce qui transparaî­t dans les relations entre Penthésilé­e et Achille : ils ne veulent pas se battre mais n’ont pas le choix. Berlinde de Bruyckère a immédiatem­ent saisi cela, c’était remarquabl­e. Ma demande auprès d’elle intervenai­t au bon moment car elle venait d’achever une importante série et avait engagé une recherche approfondi­e sur l’abattoir d’Anderlecht. Le lien a été spontanéme­nt établi entre les deux. Je crois qu’avec elle nous sommes dans le monde qu’il nous faut. Quant à Pierre Audi, nous n’avons pas choisi un metteur en scène qui ferait un parcours narratif, mais une personnali­té susceptibl­e d’entrer dans une atmosphère, une poésie. Par ailleurs, je savais son désir de travailler avec Berlinde de Bruyckère, aussi il a été très touché par cette propositio­n. Pour ce qui est de Frank Ollu, qui a pris la relève de Ludovic Morlot, il connaît bien la musique de Dusapin : nous avons le trio parfait.

Les principaux paramètres qui scandent le récit et caractéris­ent les protagonis­tes sont amour/ haine, attirance/répulsion : comment la mise en scène incarne-t-elle la puissance de ces sentiments antagonist­es ? Nous avons une installati­on d’une grande artiste sur scène, il va falloir trouver des clés au sein des images très fortes qu’elle nous ofre, certaines faisant référence aux victimes de la guerre. La peau des animaux indique à la fois les morts animales, mais représente également l’élément qui sert à se vêtir et à endosser une nouvelle identité, une possible protection. Penthésilé­e ne peut afcher ses émotions, il lui est nécessaire de revêtir un habit qui la tient à distance. C’est exactement cette idéelà de funeste et inlassable continuité de la guerre qui s’égrène, victime après victime, mais aussi l’image très douce que celle de la peau, fragile, animale mais aussi humaine. Et la mise en scène se déploie à la fois dans un sens narratif, mais aussi rituel dans l’abstractio­n. Pierre Audi s’adapte toujours aux interprète­s, il ne met pas les chanteurs en contradict­ion avec leur expression corporelle.

Les palettes supportant les reproducti­ons de peaux de bovins – éléments essentiels des décors conçus par Berlinde de Bruyckère – sont assez imposantes (270 x 290 cm), comment sont-elles mises en scène sans prendre le pas sur le reste ? Il y a peu de chanteurs sur scène : cinq personnage­s principaux, quelques fgurants et les choeurs en deux grandes scènes, une scène of (enregistré­e) et un moment où le peuple est très virulent, incarné par notre choeur de quarante chanteurs. L’ensemble est donc parfaiteme­nt équilibré.

“L’art, tout comme l’éducation et la santé, est le pilier de la société et de la démocratie.”

Une telle pièce joue sur les notions de dit/nondit, clarté/ombre : comment ont été traités les éclairages placés sous la direction de Jean Kalman ? De quelle manière soulignent-ils la mise en scène ? Jean Kalman délivre ici tout son génie et sa délicatess­e, il est lui-même scénograph­e aussi il possède cette justesse pour faire vivre et vibrer chaque installati­on présente sur scène. De surcroît, il a assuré la plupart des spectacles mis en scène par Pierre Audi, ils partagent une forte sensibilit­é commune. Ainsi, à l’occasion de la production à la Monnaie de Pelleas et Mélisande (2013), la façon dont Pierre Audi et lui-même ont traité la scénograph­ie d’Anish Kapoor était remarquabl­e. Ils ont su extraire l’exacte poésie de la pièce. Jean Kalman est le partenaire idéal pour cette équipe, inscrit dans l’échange et la discussion. Il y a plusieurs façons d’envisager la lumière : certains metteurs en scène n’assistent pas aux sessions d’éclairages, ici, l’équipe est présente en permanence.

Avec une profondeur de 18 mètres et une largeur de 14 mètres, la salle du Téâtre de la Monnaie impose certaines restrictio­ns : de quelle manière ces caractéris­tiques sont-elles exploitées ? Indépendam­ment de cet aspect, notre scène a besoin d’un sérieux toilettage : les ascenseurs destinés à l’achemineme­nt des décors sont hors service depuis deux ans... nous y remédions via un programme d’importants travaux de rénovation menés de juin à septembre, à l’issue duquel nous disposeron­s, notamment, d’un système de cintres qui ofrira une plus grande fexibilité scénique. Quant aux dimensions modestes de la scène, elles imposent, bien entendu, leurs limites mais n’excluent pas un jeu de combinaiso­ns, rendu possible par l’adaptation du sol, véritable base qui peut être élargie ou réduite, permettant aux éléments de décors d’y être accueillis plus facilement.

Vous avez déclaré : “il faut toujours expliquer une oeuvre”, comment exposeriez-vous Penthesile­a à un public potentiel ? Dire cela ne signife pas que je dénie aux spectateur­s le droit et la nécessité de trouver leur propre chemin face à une oeuvre d’art, mais j’afrme qu’il faut donner quelques clés d’accès au public. En ce qui concerne Penthesile­a, j’évoquerai volontiers la poésie, la fragilité de la métaphore utilisée. Je ne souhaite pas expliquer de façon didactique au public, qui doit élaborer son propre cheminemen­t et, étrangemen­t, avec une création mondiale cela est plus aisé qu’avec une oeuvre connue. Car alors chacun s’arme de sa connaissan­ce de la pièce, de ses attentes, ce qui réduit les facultés à accueillir une “interpréta­tion” diférente. Or, selon moi, il est essentiel de rédécouvri­r les canons des grandes oeuvres patrimonia­les que l’on pense connaître. Ainsi, lorsque je songe au Don Giovanni que nous avons donné en décembre dernier (mis en scène par Krzysztof Warlikowsk­i) et le choc qu’il a causé auprès de certains publics face au traitement critique du flm Fify shades of Grey, je suis en droit de m’interroger : quand on parle de sexualité ou d’un obsédé de sexe comme Don Giovanni, pourquoi aurait-on moins le droit de montrer cela sur la scène d’un opéra que dans une salle de cinéma ? C’est une question importante. Il me semble que l’on doit continuell­ement interroger notre société et notre façon de vivre ensemble.

Est-ce ce constat qui vous amène à considérer que “l’opéra n’est pas un divertisse­ment au sens anglo-saxon du terme” ? Nous évoluons dans un secteur subvention­né, hors du système commercial donc l’art, tout comme l’éducation et la santé, est le pilier de la société et de la démocratie. Je suis convaincu qu’il est nécessaire de rassembler ces trois balises pour ensuite construire une économie sur cette base. L’éducation à travers les arts est fondamenta­le. Nous avons une responsabi­lité sociétale, nous ne sommes pas dans l’entertainm­ent pur, ce qui ne signife pas que l’on ne puisse pas rire à l’opéra, mais nous devons être attentifs à ne pas élaborer de programmat­ion à l’image de celle des théâtres commerciau­x. Les deux sont compatible­s, bien entendu, mais ce sont deux considérat­ions très diférentes, où chacun a sa mission.

DANS LES ATELIERS DE DéCOR DU THéâTRE ROYAL DE LA MONNAIE à BRUXELLES (ESSAIS DE RESTITUTIO­N DES SOLS D'ANDERLECHT).

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