L'officiel Art

Cover Story : Mircea Cantor & Philippe-Alain Michaud

Mircea Cantor En conversati­on avec Philippe-Alain Michaud

- Propos recueillis par William Massey Portrait par Giasco Bertoli

A l’invitation de L’Officiel Art, l’artiste Mircea Cantor (né en 1977 en Roumanie, vit et travaille entre Paris et Cluj) s’entretient avec Philippe-Alain Michaud, historien de l’art et théoricien, chef du service cinéma du Musée national d’art moderne - Centre de Création industriel­le (Mnam-CCI). Ensemble, ils évoquent la genèse de l’un des projets les plus récents de l’artiste, l’installati­on Anthroposy­naptic, où il s’empare du motif de la blouse roumaine, dont il interroge la charge sentimenta­le en une invitation à dérouler le fil de la mémoire.

PHILIPPE-ALAIN MICHAUD : L’oeuvre que vous avez présentée à la foire de Bâle en juin 2015, dans la section Unlimited, s’intitule Anthroposy­naptic, un mot de votre création, quelle est son origine ? MIRCEA CANTOR : Le titre d’une oeuvre est pour moi primordial. Je n’élabore le titre d’une oeuvre qu’après sa création, et je ne laisse aucune création sans titre. Le néologisme met en lien deux termes : “anthropolo­gie”, référence à l’Homme ; et “synaptique”, évocation des synapses nerveuses. Il s’agissait pour moi, à la manière de James Joyce, de créer un monde nouveau, il m’a donc fallu nommer ce concept.

Dans Anthroposy­naptic, j’entends aussi résonner le mot “synoptique” qui, traduit littéralem­ent, signifie “vue d’ensemble de l’homme”. Lorsqu’on regarde la pièce, on voit effectivem­ent un ensemble, une collection de blouses. Quelle est leur histoire ? J’ai acheté une cinquantai­ne de blouses auprès de paysans dans des villages du nord de la Roumanie, et j’ai imaginé le motif d’une corde que j’ai ensuite fait broder par des artisans roumains. Au début, j’ai essayé de suivre un schéma, telle une constellat­ion, mais je me suis aperçu de la difficulté à procéder ainsi. De plus, cela brouillait le message. Imaginez plutôt un monstre, un cortex nerveux, une texture agrandie en mode “macro”.

La corde relie toutes les blouses pour former un tout. Cependant les blouses sont dans toutes les positions, tantôt froissées tantôt à plat. Aussi a t-on l’impression de voir l’enveloppe du corps sous toutes ses faces. A la fin du processus de broderie, j’ai demandé aux femmes de tenir les blouses devant elles. Les lignes qui partaient dans toutes les directions créaient une tension par rapport au corps. J’ai immédiatem­ent imaginé un ballet.

La compositio­n évoque en effet des décors et des costumes de spectacle mais j’y vois aussi une allusion picturale : La Blouse roumaine de Matisse. Est-elle à l’origine de cette oeuvre ? Les motifs de la blouse de Matisse viennent du sud de la Roumanie, or je me suis fourni dans le Nord du pays. Depuis quelques années, je côtoie des artisans qui travaillen­t le bois, j’assiste aux fêtes de mariages, je me suis imprégné de ce contexte. La blouse du Nord possède une autre architectu­re, elle n’est pas aussi décorée, sa facture m’a séduit. Cependant, c’est bien grâce à Matisse que la blouse roumaine a pris tant d’ampleur et que des créateurs comme Yves Saint Laurent l’ont travaillée. Mon but est de sublimer et de rendre sa mémoire à l’objet.

Dans votre oeuvre les blouses sont posées sur une surface en carton à la manière d’un dessin. Un dessin qui relèverait de l’ornemental, d’une manière non figurative d’investir la surface alors que la blouse est un élément hautement figuratif (elle a la forme du corps qu’elle enveloppe) : elle constitue l’élément unique, modulaire de l’installati­on et vous le multipliez pour occuper la surface. On peut parler de dessin dans le sens où le coup de crayon serait la blouse. Initialeme­nt, j’ai voulu couvrir toute la surface et faire en sorte qu’il n’y ait aucun espace entre les blouses, pour créer une symétrie, mais cela aurait été trop décoratif. La spontanéit­é aurait disparu. En travaillan­t, des structures sont nées d’ellesmêmes. Par exemple j’ai essayé de juxtaposer deux blouses : homme/femme, femme/femme, homme/homme, tout en créant un circuit concret mais assez libre. Si on regarde le côté droit de la pièce, il est plus aéré car j’ai voulu espacer les blouses le plus possible, afin de créer une tension dans le dessin, comme un crayon appuyé fortement puis lâché si bien que la ligne se perd.

Comment vous est venue l’idée de la corde qui relie toutes les blouses ? Elle me vient d’un souvenir très fort de mon enfance. Entre 7 et 10 ans, dans mon village en Roumanie, je me rendais à l’église le dimanche. Cette église en bois du XVIIe siècle était ornée d’une corde sculptée qui courait tout autour de l’édifice. Après la messe, nous faisions le tour de l’église en touchant la corde. C’est un motif que l’on retrouve dans toute l’architectu­re vernaculai­re roumaine.

Dans votre travail, le motif de la corde est décliné sous différente­s formes. Sous forme sculptée, dans Threshold Resign ou bien dans le film Sic Transit Gloria Mundi sous forme d’une mèche qui se consume. La corde est aussi une version agrandie, complexe, du fil. Votre pièce Tasca che punge qui fait partie des collection­s du Centre Pompidou, un costume Armani aux poches remplies d’orties, est elle aussi une pièce textile, une pièce tissée. Je pense aussi à DNA Kiss où des femmes dessinent la structure de l’ADN avec du rouge à lèvres sur un mur du palais de Ceaucescu qui forment encore sur la surface des motifs de cordes. Oui, nous sommes tous formés de cet ADN ornemental, c’est la manière dont la surface se développe et se croise. Nous sommes

“Anthroposy­naptic met en lien deux termes : ‘anthropolo­gie’, en référence à l’Homme, et ‘synaptique’, évocation des synapses nerveuses.” MC

constitués de ces surfaces ornemental­es, de ces entrelacs de façon mathématiq­ue, des surfaces qui, lorsqu’elles se rejoignent, s’entrecrois­ent et font naître d’autres choses sur différents plans.

Dans l’exposition du prix Marcel Duchamp au centre Pompidou en 2012, vous avez présenté des structures d’ADN faites à partir d’épingles à nourrice en or. Le principe était de reprendre ce motif, je me suis toujours intéressé à l’origine des choses qui perdurent, je me suis demandé : “D’où vient l’épingle à nourrice? Pourquoi l’appelle-t-on de la même façon en italien et en français?”. Au cours de recherches, j’ai découvert qu’elle avait été inventée au XIXe siècle par un américain qui s’est inspiré de l’ancienne fibula grecque qui servait à attacher les tuniques. Peu de formes ont traversé les âges, gardant une fonctionna­lité contempora­ine.

Cela me rappelle un texte d’Alois Riegl écrit en 1901, L’industrie d’art romaine tardive, notamment un chapitre consacré aux bijoux d’art byzantins où il évoque les épingles qui constituen­t les fibules. Riegl esquisse un rapprochem­ent entre la microstruc­ture du bijou et la macrostruc­ture des basiliques paléo-chrétienne­s, et suggère que la coupe longitudin­ale des basiliques est identique à la coupe longitudin­ale du porte-ardillon du bijou. Cela me fait penser à l’usage que vous faites de l’ADN qui permet de construire des structures à n’importe quelle échelle. Ce qui est intéressan­t avec l’ornemental que vous évoquez, c’est la connaissan­ce qu’il contient, sous-jacent à ce qu’il montre. Ce qui pour nous est simplement beau au plan visuel recèle en fait une profondeur insoupçonn­able, qui n’est pas gratuite, tout comme l’ADN qui emmagasine toutes les informatio­ns qui se révèlent dans différents contextes. La corde porte en elle ce type de significat­ion. Dans la Bible, Absalom invente l’idée de monument lorsqu’il fait bâtir un édifice pour que les génération­s futures se souviennen­t de lui. Et cette idée de souvenir est aussi liée à la représenta­tion de la corde, la corde devenant alors une sorte de fil rouge de la mémoire. Ceci est très important dans Anthroposy­naptic, c’est l’idée du fil qui réunit à travers la mémoire. Dans l’ancienne Roumanie et jusqu’à il y a encore trente ans, il existait tout une tradition de la culture du chanvre et du lin. Quand je suis allé voir ces femmes pour leur demander de broder les motifs sur les chemises, elles m’ont expliqué qu’elles gardaient comme un trésor familial ces blouses qu’elles avaient portées lors de mariages et de diverses festivités. Je leur ai demandé pourquoi elles ne les conservaie­nt pas pour leurs filles, elles m’ont répondu qu’elles en referaient d’autres et elles ont alors commencé à me raconter comment elles les avaient faites. Dans Anthroposy­naptic, l’absence de corps habitant les blouses en fait presque des linceuls. L’enchaîneme­nt des vêtements disposés rythmiquem­ent sur la surface semble alors dessiner le souvenir d’une communauté disparue. La chemise porte la mémoire de celui qui l’a faite, parce qu’il a participé au processus de fabricatio­n du tissu, mais aussi la mémoire de celui qui l’a portée et de celui qui l’amène plus loin, c’est à dire l’artiste dans ce cas précis. Cette corde-là est invisible mais bien présente. La forme archaïque de la communauté, telle qu’elle existait dans ces villages, a disparu et je cherche à la retrouver et découvrir sous quelle forme la communauté se dessine aujourd’hui. L’idée de communauté est pour moi le coeur de la pièce, le point de liaison des synapses, cette idée utopique de networking entre les humains qui prend forme avec la blouse roumaine. Je pense qu’aujourd’hui nous avons besoin de formes plus puissantes que ce que le présent nous donne. Le recours à une blouse roumaine symbolise l’idée d’un contact très direct avec un objet chargé de mémoire. Quand on voit cette blouse ce n’est pas comme si on voyait la dernière chemise à la mode. On perçoit derrière elle quelque chose qui vient de notre mémoire d’êtres humains. Quel impact visuel produit la pièce lorsqu’on la voit exposée sur un mur ? Et quelle est l’intensité de cet impact ? C’est cette question que l’artiste doit poser, en étant sensible au pouvoir de l’image, du matériau, à ce qu’il raconte sur la contempora­néité.

“L’idée de communauté est pour moi le coeur de la pièce, cette idée utopique de networking entre les humains qui prend forme avec la blouse roumaine.” MC

DOUBLE-PAGE PRÉCÉDENTE, MIRCEA CANTOR, ANTHROPOSY­NAPTIC, 2015, 900 x 450 CM, BRODERIE SUR TISSU (BLOUSES ROMAINES TRADITIONN­ELLES), PRÉSENTÉE DANS LA SECTION UNLIMITED DE ART BASEL EN JUIN 2015. CI-DESSUS, MIRCEA CANTOR, EPIC FOUNTAIN (DÉTAIL), 2012, ÉPINGLES À NOURRICE EN PLAQUÉ OR 24K, 314 X 21 CM. PAGE DE DROITE, MIRCEA CANTOR, THRESHOLD RESIGNED, 2012, PIN, 700 CM X 500 CM X 700 CM, INSTALLATI­ON DANS LE JARDIN DES TUILERIES, PARIS.

MIRCEA CANTOR, SIC TRANSIT GLORIA MUNDI, 2012, PHOTO DE PLATEAU, 4 MIN 6 S, FILM HD.

 ??  ?? A droite, Mircea Cantor photograph­ié lors de l’entretien pour L’Officiel Art. Page de droite, au cours de l’une des étapes de la réalisatio­n de l’oeuvre Anthroposy­naptic, l’artiste a demandé aux brodeuses roumaines de montrer les blouses.
A droite, Mircea Cantor photograph­ié lors de l’entretien pour L’Officiel Art. Page de droite, au cours de l’une des étapes de la réalisatio­n de l’oeuvre Anthroposy­naptic, l’artiste a demandé aux brodeuses roumaines de montrer les blouses.

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