Biennale de Lyon : Ralph Rugoff & TJ Wilcox
Ralph Rugoff, commissaire dialogue avec TJ Wilcox, artiste
Usité et usé, le mot “moderne” est pourtant bien au menu de la Biennale de Lyon (10 septembre-3 janvier). Un vocable, par définition, atemporel auquel Ralph Rugoff – directeur de la très londonienne Hayward Gallery et commissaire de cette 13e édition –, cherche à donner un nouveau souffle. L’Officiel Art a réuni à New York Ralph Rugoff et l’un des artistes de la manifestation, l’Américain TJ Wilcox (1965), pour un décryptage en exclusivité du making of de ce qui constitue le premier volet de la trilogie artistique la plus attendue de la rentrée.
EN HAUT, ANTHEA HAMILTON, MANARCH PASTA, (DÉTAIL) 2010, COLLAGE NUMÉRIQUE, DIMENSIONS VARIABLES. CI-DESSUS, BOUCHRA KHALILI, MOTHER TONGUE, CHAPITRE 1 DU 4/3 DE LA TRILOGIE “THE SPEECHES SERIES”, 2012-2013, VIDÉO COULEUR HD 23’ PRODUITE POUR INTENSE PROXIMITÉ, LA TRIENNALE, PALAIS DE TOKYO, 2012, VIDÉO-PROJECTION, DIMENSIONS VARIABLES.
“Aujourd’hui, le monde artistique n’utilise plus le mot ‘moderne’. Tout est contemporain. Or, à mes yeux, ce terme est tout aussi problématique dans la mesure où il pose comme principe une rupture radicale avec le passé alors qu’en réalité, il a accaparé de nombreuses traditions antérieures – sans vraiment l’assumer d’ailleurs. RR
TJ WILCOX : Vous assurez des commissariats d’expositions depuis plus de vingt ans, quelle perception aviez-vous de la Biennale de Lyon ?
RALPH RUGOFF : Cette biennale développe une histoire très intéressante, notamment sous les brillants commissariats de JeanHubert Martin, Harald Szeemann, Hans Ulrich Obrist… C’est également la seule biennale qui, à l’instigation de son directeur, Thierry Raspail, pratique un petit jeu : il choisit un mot de référence fédérateur de trois biennales, soumis donc à trois commissaires différents ! En l’occurrence, j’inaugure la première partie de la trilogie, “moderne” qui, de prime abord, m’a décontenancé. Durant ma formation universitaire, dans les années 1980, l’interrogation principale portait sur la modernité, le modernisme… Mais cette formule, La vie moderne – intitulé de l’exposition –, m’est apparue suffisamment vaste pour accueillir des oeuvres diverses, consacrées au contemporain. Pour cette biennale, ma principale préoccupation est de présenter des oeuvres d’artistes qui proposent des points de vue différents sur le monde dans lequel nous vivons. Il m’a fallu décider d’une époque de référence, car les époques m’apparaissent beaucoup plus ambiguës que ce que laisse entendre leur désignation. Aujourd’hui, dans le monde artistique, nous n’utilisons plus le mot “moderne”. Tout est contemporain. Or, à mes yeux, ce terme est tout aussi problématique dans la mesure où il pose comme principe une rupture radicale avec le passé alors qu’en réalité, il a accaparé de nombreuses traditions antérieures – sans vraiment l’assumer d’ailleurs. Le Corbusier, par exemple, a fondé une bonne partie de son esthétique sur l’architecture en stuc des villages d’Algérie, où il a vécu juste avant de rédiger son manifeste. C’était un modernisme qui niait son lien avec le passé, et le “contemporain”, on est en train de faire exactement la même chose. J’ai donc souhaité que la Biennale prenne en compte des artistes pour lesquels le contemporain n’est pas une époque fermée sur elle-même, mais qu’il se confronte aux fantômes du passé. C’est la raison pour laquelle votre installation, In the air, présentée à la Biennale de Lyon, semble faire écho, presque point par point, à cette idée qui consiste à poser un regard à 360° sur un moment précis et faire ressurgir des souvenirs d’instants passés qui ont façonné le présent. TJW : Cette installation comporte une première vidéo que j’ai tournée depuis le toit de mon ancien atelier à New York. J’ai filmé du lever au coucher du soleil, et nous avons ensuite accéléré le film pour qu’il ne dure qu’une demi-heure. A un moment, la vidéo laisse place à un second film qui évoque l’histoire de la pointe de l’Empire State Building. Elle a été conçue à l’origine pour servir de mât d’amarrage aux zeppelins. L’idée de l’architecte était qu’une fois arrivés à New York, les dirigeables pourraient s’y fixer comme des navires. Les passagers en descendraient, franchiraient la douane,
en haut de ce qui est aujourd’hui la tour d’observation, puis prendraient l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée, d’où ils sortiraient pour héler un taxi sur la 5e Avenue. Tout cela ne devant prendre que sept minutes. Cet architecte avait une idée positive du modernisme. Ce qui me semble intéressant dans ce concept est que l’on y sent un lien très étroit avec les artistes. Ils introduisent dans le monde tellement de tentatives extravagantes, fantaisistes... J’ai le sentiment qu’ils s’efforcent de matérialiser leurs propres rêves. Ces tentatives échouent très régulièrement, mais j’admire la démarche. RR : Balayer du regard le paysage et en faire surgir des moments du passé, est ce que tente d’accomplir cette Biennale. Dans vos films vous poussez très loin l’idée du collage. Ce sont des collages de matériaux issus de sources très différentes, puisque vous intégrez vos propres collages bidimensionnels dans vos vidéos. J’espère que la Biennale saura rendre compte de ce sens de la complexité. Seule une poignée d’oeuvres ont un rapport direct au collage, mais une exposition est, en elle-même, une sorte de collage, et il est à espérer que l’ensemble fonctionne comme une oeuvre unique.
Si j’avais à illustrer le mot “moderne”, je passerai une vie entière à dresser ma liste, à me remémorer des noms de personnages de films, d’expositions… Comment avez-vous assemblé tous ces artistes ?
TJW : RR : A l’origine, il me paraissait intéressant d’envisager une exposition avec tous les artistes que je connais et apprécie. Mais ils auraient été trop nombreux ! Je crois que l’un des impératifs d’une biennale, pas assez souligné à mon sens, est qu’elle offre aussi l’occasion de montrer des artistes émergents ou des personnalités qui, pour diverses raisons, ont été négligées. C’est pourquoi j’ai considéré ce travail de recherche comme une opportunité de découvrir des artistes qui m’étaient inconnus. J’ai eu de très nombreux échanges avec eux. Parler avec les artistes de ce qui les préoccupe est une partie extrêmement gratifiante de ce processus. TJW : Cela ne me surprend pas. J’aime cette idée d’immersion totale dans un projet et de réflexion autour du vaste champ des pratiques contemporaines et modernes qui se manifestent aujourd’hui dans des lieux très différents. C’est une formidable opportunité de se pencher sur ces pratiques.
RR : Nous avons tendance à ne regarder que les choses qui nous sont géographiquement faciles à voir. Or, comme cette biennale se déroule en France, j’ai voulu m’intéresser spécialement aux artistes de ce pays. Je pense que ces biennales sont intéressantes quand elles exercent un attrait régional, je me suis donc concentré sur des artistes français qui connaissent et partagent les interrogations de leurs compatriotes. Par ailleurs, j’étais très intéressé par les.../...
T. J. WILCOX, IN THE AIR 2013, VIDÉO NUMÉRIQUE, 30:42 MIN.
KLAUS WEBER, UNTITLED, 2015, TATOUAGE SUR TOMATES COEUR DE BOEUF.
GEORGE OSODI, OIL RICH NIGER DELTA, SÉRIE “OGONI BOY”, 2007.
artistes originaires des anciennes colonies françaises. Il me semble qu’en ce moment, la France a beaucoup de difficultés à se façonner une nouvelle identité incluant sa population immigrée. Pour tenter de montrer cet autre aspect, je me suis intéressé à l’Afrique du Nord, au Vietnam, etc. Je me suis penché avec beaucoup d’attention sur des artistes qui ont ce lien culturel, cette histoire avec la France. Kader Attia, un artiste franco-algérien qui a passé son enfance en Algérie et dans le nord de la France, présente à la Biennale une installation ambitieuse de quinze écrans vidéo qu’il a réalisée à la suite de l’attentat au siège de Charlie Hebdo. L’installation s’intéresse à ce que les ethno-psychologues peuvent nous dire sur l’expérience des personnes qui vivent et travaillent dans une société qui ne reconnaît pas leur culture propre. Et il n’y a pas que les artistes issus des anciennes colonies françaises qui s’intéressent aux questions liées à l’immigration. L’artiste d’origine roumaine Andra Ursuta, par exemple, présente deux sculptures figuratives de femmes inspirées d’une photo d’actualité montrant une femme rom en attente d’expulsion du territoire français. Comme d’autres pays d’Europe occidentale, la France se trouve à un carrefour du point de vue de la réponse à apporter à l’immigration, et je voulais que la Biennale se fasse l’écho de ces préoccupations.
TJW : Quels artistes illustrent le croisement de générations ?
RR : C’est vraiment une biennale hétérogène, où l’on pourra voir quelques tableaux récents d’Ed Ruscha montrant des détritus, des tas de déchets et de matelas abandonnés au bord de la route. Des choses que l’on voit en Amérique quand on traverse le désert en voiture. D’une certaine façon, les déchets sont devenus l’un des motifs de l’exposition. J’ai le profond sentiment que nous sommes piégés par les détritus de notre projet moderne, auquel nous devons malgré tout donner un sens. Il y a aussi une oeuvre d’un artiste grec, Andrea Lolis, un tas de cartons et de polystyrène qui évoque un abri de SDF. Mais c’est en réalité un trompe-l’oeil sculpté dans le marbre. Pour Lolis, il s’agit d’un monument à la crise grecque, mais pour moi, c’est aussi, une nouvelle fois, une sorte de retour à une époque passée, la Grèce antique. Il y a également un jeune artiste russe, Arseny Zhilyaev, dont la démarche consiste à reproduire ce qu’il imagine être le salon d’un très riche collectionneur. Jeremy Deller et Marinella Senatore réaliseront un projet collaboratif avec les habitants des banlieues les plus aisées et les plus pauvres de Lyon.
TJW : Quel artiste français souhaitez-vous mentionner ?
RR : Camille Blatrix réalise un projet sur l’argent – ou le manque d’argent. Il a conçu un distributeur automatique de billets possiblement activé par la carte de crédit du visiteur qui déclenche une animation. Une certaine banque française utilise un personnage animé pour accueillir les clients sur ses distributeurs ; là, les personnages de Blatrix vous expliquent qu’ils sont complètement fauchés ! Dans cette Biennale de Lyon, j’ai souhaité rassembler des artistes capables de faire naître des moments merveilleux de légèreté et de désorientation. C’est une biennale qui tient du collage ou de la recette de cuisine : les biennales sont trop souvent dominées par un seul ingrédient.
“Il me semble qu’en ce moment, la France a beaucoup de difficultés à se façonner une nouvelle identité incluant sa population immigrée. Pour tenter de montrer cet autre aspect, je me suis intéressé à l’Afrique du Nord, au Vietnam, etc. Je me suis penché avec attention sur des artistes qui ont ce lien culturel, cette histoire avec la France. ” RR