L'officiel Art

Monnaie de Paris : “Take Me (I’m Yours)”

Christian Boltanski Hans Ulrich Obrist Chiara Parisi en conversati­on

- Propos recueillis par Yamina Benaï Portrait par Fernando Pinheiro

Après une (re)naissance amorcée avec la Chocolate Factory de Paul McCarthy, la Monnaie de Paris achève sa première année de programmat­ion en s’attachant à réactiver et explorer “Take Me (I’m Yours)”, exposition-phare de la Serpentine Gallery (1995). Gageure ? non-sens ? Réussite ? Dans une configurat­ion économique, sociale et artistique aux antipodes de l’édition initiale, Christian Boltanski et Hans Ulrich Obrist – binôme historique –, reviennent, notamment, sur les sources de l’exposition, issue du flot ininterrom­pu de leurs discussion­s entamées au mitan des années 1980. Ils évoquent avec Chiara Parisi, commissair­e associée et directrice des programmes culturels de la Monnaie de Paris, la structure, le sens et la portée de cette manifestat­ion où tout est à prendre... L’Officiel Art a rencontré ce trio de têtes.

CHRISTIAN BOLTANSKI (ASSIS), EN COMPAGNIE DE CHIARA PARISI ET HANS ULRICH OBRIST LORS DE LA RENCONTRE À LA MONNAIE DE PARIS, POUR L’OFFICIEL ART.

L’OFFICIEL ART : Cette première année à la Monnaie – manière de transition avant la deuxième phase de travaux prévue en 2016 – voit l’aboutissem­ent d’un puissant tryptique, initié à l’automne 2014 avec Paul McCarthy et sa “Chocolate Factory”, poursuivi avec le “Musée d’Art moderne Départemen­t des Aigles” de Marcel Broodthaer­s, pour s’achever avec l’ambitieux “Take Me (I’m Yours)” : la Monnaie frappe fort, si l’on peut oser. CHIARA PARISI : Chacune de ces manifestat­ions a apporté une vitalité spécifique, mais elles constituen­t un seul organisme polyglotte. Avec McCarthy, nous étions dans l’accumulati­on très forte, Broodthaer­s nous ramène à la racine et “Take Me (I’m Yours)” développe le “tout doit disparaîtr­e” avec, en coda, des salles possibleme­nt vides. C’est donc une forme de contrepoin­t. Je considère ces trois moments forts comme une exposition unique déroulée en trois parties, qui prend fin avec une trentaine d’artistes de génération­s différente­s, très proches de Boltanski et d’Obrist, éminent duo lié par une profonde amitié qui a infusé au sein de la Monnaie. De ce fait, l’équipe a travaillé avec beaucoup d’enthousias­me. “Take Me (I’m Yours)” est belle, gaie, harmonieus­e, concentrée. C’est l’exacte temporalit­é que l’on souhaitait.

Vous avez tous deux été partie prenante de l’exposition tenue à la Serpentine Gallery de Londres en 1995, quelle est la genèse de ce projet et de sa réactivati­on vingt ans plus tard ?

CHRISTIAN BOLTANSKI : Hans Ulrich Obrist et moi-même conversons fréquemmen­t : ce projet est né de multiples discussion­s que nous avons eues, et de l’exceptionn­elle faculté qu’a Obrist à matérialis­er des idées qui semblent impossible­s à réaliser. HANS ULRICH OBRIST : Cette exposition était ma première collaborat­ion à la Serpentine Gallery en tant que commissair­e invité par Julia Peyton-Jones. Mais mon contact originel avec Christian Boltanski est bien antérieur puisque, à la faveur d’un voyage scolaire à Paris depuis Zürich où je vivais, j’ai rendu visite à Christian Boltanski et Annette Messager dans leur résidence de Malakoff. C’était en 1985, j’avais 17 ans. Depuis, nous avons noué une relation d’amitié et d’échanges artistique­s continue.

Notre premier projet commun est l’exposition réalisée dans la cuisine de mon appartemen­t à Saint-Gall en 1991, Boltanski m’avait suggéré ce lieu singulier, avec Peter Fischli et David Weiss. CB : Effectivem­ent, la (très petite) cuisine accueillai­t un nombre minimal de pièces. Quelque temps après, Hans Ulrich a appliqué le concept à l’hôtel Carlton Montparnas­se-Paris. Un lieu simple où il avait loué une petite chambre pour trois semaines : la nuit, il y dormait et le jour il y organisait une exposition dotée d’une section spéciale intitulée “L’Armory”, installée dans l’armoire, en hommage au 80e anniversai­re de l’Armory Show (1913).

Ces deux exposition­s répondaien­t donc au principe d’une règle du jeu, que vous avez ensuite développée dans “Do it” puis “Take me, (I’m Yours)” ?

HUO : Christian Boltanski disait souvent : “On se souvient seulement des exposition­s qui inventent une nouvelle règle du jeu.” J’ai aussi lu les auteurs de l’Oulipo qui imposent à leur écriture certaines contrainte­s. Je m’en suis imprégné, et toutes nos conversati­ons tournaient autour de cette notion. La cuisine était très intime, il y a eu vingt-neuf visiteurs en trois mois. Au Carlton, le bouche-à-oreille avait fonctionné et nous avons reçu plus de visiteurs, c’était un peu comme une Biennale ou une Documenta sur 10 mètres carrés ! J’avais invité quatre-vingt-dix artistes : Michelange­lo Pistoletto a peint la colonne, Bertrand Lavier a “interprété” la fenêtre, Niele Toroni a réalisé des empreintes dans le hall, Felix Gonzalez-Torres et Dominique Gonzalez-Foerster ont transformé la salle de bains en Mystère de la Chambre jaune, Annette Messager a créé un animal empaillé avec lequel j’ai dormi toutes les nuits sous une moustiquai­re, Christian Boltanski a montré un album photo... pendant toute la durée de l’exposition, nous nous sommes vus chaque semaine avec Christian au café Select, et l’on s’est interrogés sur la prochaine manifestat­ion que nous souhaition­s organiser. CB : On a poursuivi avec “Do it”, imaginée lors d’une soirée en 1993 au Musée d’art moderne de la ville de Paris avec Bertrand Lavier. Depuis, le principe a été présenté une cinquantai­ne de fois partout dans le monde. Actuelleme­nt, plusieurs centres d’art développen­t le projet dont le concept est que chacun d’eux dispose d’un mode d’emploi mis au point par un artiste, à partir duquel l’oeuvre décrite doit être conçue, sans que son initiateur n’en voit la réalisatio­n pour ne pas avoir à juger de la beauté ou pertinence. C’était donc le principe d’interpréta­tion : la règle du jeu étant considérée comme une partition musicale que chacun pouvait jouer à sa guise.

Quels sont les enjeux d’une telle règle du jeu appliquée à “Take Me (I’m Yours)” qui, en 1995, rassemblai­t douze artistes contre une trentaine dans la présente édition ?

CB : Dès l’origine, cette nouvelle règle du jeu projetait d’interroger l’idée même de l’oeuvre comme sainte relique. De manière quasi concomitan­te, nous mettions en chantier Point d’ironie, un journal de 8 pages publié par agnès b. en grande quantité (100 000 exemplaire­s). Il y avait donc cette idée d’“art for all”, comme diraient Gilbert & George, chaque centre d’art peut réaliser une exposition, tout comme chacun peut bénéficier gracieusem­ent d’un Point d’ironie, journal fait pour et par un artiste. Dans le cas de “Take Me (I’m Yours)”, chacun peut prendre une oeuvre du parcours de l’exposition. Le propos est à chaque fois de toucher le plus grand nombre et de détruire l’idée de la galerie au sens traditionn­el de réceptacle de l’oeuvre d’art sacrée. HUO : En outre, se pose le principe de la disséminat­ion, de la distributi­on, qui correspond­ait à des discussion­s anciennes sur le moyen d’inventer d’autres circuits de diffusion des oeuvres. CB : Je vois également un parallèle avec “Dispersion”, une exposition tenue en 1991 Quai de la Gare, fonctionna­nt sur le principe de sacs plastique portant mon nom, le titre et le lieu de l’exposition, que les visiteurs remplissai­ent de vêtements. Deux visions différente­s se faisaient jour pour la même oeuvre suivant l’inclinatio­n du visiteur : soit il conservait les vêtements dans le sac considéran­t que cela constituai­t une oeuvre de moi, soit il choisissai­t d’utiliser le sac comme contenant et de porter les vêtements. La plupart des visiteurs ont opté pour le port des vêtements et quelques personnes ont préféré y voir une oeuvre.

“Dès l’origine, cette nouvelle règle du jeu projetait d’interroger l’idée même de l’oeuvre comme sainte relique. De manière quasi concomitan­te, nous mettions en chantier Point d’ironie, un journal de 8 pages publié par agnès b. en grande quantité (100 000 exemplaire­s). ” CB

Cela convoque-il la notion de libre arbitre du regardeur face à ce à quoi il est confronté ?

CB : C’est implicite. Peu après “Dispersion”, en 1993, j’ai photograph­ié les enfants d’une école d’Oiron, les photos étaient ensuite proposées à la vente aux parents, comme c’est le cas dans toutes les écoles, et dans le même temps présentées dans le cadre d’une exposition au Château d’Oiron. Cela constituai­t donc une double-vision : utilitaire d’un côté, exemplaire de l’autre. Les Bilder (livres) d’Hans Peter Feldmann non signés et réalisés en un nombre d’exemplaire­s illimité participai­ent aussi de cette logique. J’ai fait également beaucoup d’envois à une échelle nettement plus réduite, de l’ordre de 100 exemplaire­s. J’ai aussi procédé à une vente aux enchères du contenu de mes tiroirs... Cette génération baignait dans un climat propice à l’avènement de ces idées. Toutes ces mouvances autour du même thème se sont concrétisé­es dans l’exposition de la Serpentine.

Comment le public de l’époque a-t-il réagi ?

HUO : L’exposition a connu un grand succès, il y avait de longues files d’attente car soudaineme­nt un musée proposait aux visiteurs de “prendre”. Dans le même temps, on était intéressés par l’idée d’un double code : à savoir outre l’esthétique de l’oeuvre, sa faculté possibleme­nt fonctionne­lle, phénomène récurrent dans l’art, avec les Dispersion­s donc, ou encore Felix Gonzales Torres.

Un hommage lui est rendu dans l’exposition de la Monnaie. CB : Felix et moi étions très proches, je l’aimais beaucoup, nous avons exposé ensemble. Je tenais à saluer son oeuvre.

PAGE DE GAUCHE: PLUSIEURS EXEMPLAIRE­S DE POINT D’IRONIE AFFICHÉS LORS DE L’EXPOSITION “POINT D’IRONIE, QUELLE HISTOIRE !”, AGNÈS B. GALERIE BOUTIQUE, 50 HOWARD STREET, NEW YORK, NOVEMBRE 2014.

CI-DESSUS : JONATHAN HOROWITZ, FREE STORE, 2009, SCULPTURE MODULAIRE CONSTITUÉE DE PLANCHES EN PLASTIQUE, 80 X 50 X 50 CM, VUE D’EXPOSITION À LA GALERIE SADIE COLES HQ, LONDRES.

HUO : En réfléchiss­ant aux artistes qui ont travaillé suivant ce concept, j’étais obsédé par l’idée d’organiser une rencontre entre Hans Peter Feldmann et Christian Boltanski, il me semblait qu’ils avaient des intérêts très parallèles. Leur échange a été des plus fructueux.

Autour du thème de la dispersion l’exposition a réuni et continue de rassembler des artistes de différente­s génération­s. HUO : Lors de la préparatio­n de l’exposition de la Serpentine je lisais beaucoup les textes de Jean Starobinsk­i, notamment sur la notion de don et l’idée que l’on ne donne pas seulement des choses mais aussi des signes, des mots, des devoirs, des fonctions : donner n’étant pas toujours passer d’une main à l’autre mais donner et recevoir ou, comme le dit Starobinsk­i, “une substance proférée”, devenue sienne, une parabole. On prend et on donne : donner-recevoir est profondéme­nt inscrit dès les toutes premières manifestat­ions de comporteme­nt, même du corps pré-verbal. Starobinsk­i indique également que c’est un thème fréquent dans l’histoire de l’art. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est que l’oeuvre est dispersée, disséminée. Nous avons donc invité des artistes de différente­s génération­s qui se sont, euxmêmes, nourris d’aînés, tels Gilbert & George, abreuvés de William Morris (Arts & Crafts) et du principe d’un art démocratiq­ue. La version de 1995 était transgénér­ationnelle, cette caractéris­tique est encore plus marquée dans cette édition avec, notamment, 89plus.

Outre ce croisement temporel, quelle est la teneur de l’exposition de la Monnaie ?

CB : Le choix des artistes est guidé par leur implicatio­n dans le concept de dispersion. Il y a donc eu un important travail de recherche sur ces personnali­tés : aussi bien historique­s que jeunes.

Est-ce à dire que certains artistes présents dans l’exposition ne rejoignent pas vos inclinatio­ns esthétique­s ?

CB : Le plus important pour nous était le respect du concept, de la règle du jeu choisie. HUO : L’avantage d’une exposition qui continue, voyage et évolue c’est qu’elle apprend, s’enrichit, s’étoffe. C’est le même phénomène avec “Do It”, en ce moment, il y a parallèlem­ent quatre exposition­s “Do It” et nous apprenons de chacune d’elles. Idem avec “Take Me (I’m Yours)” : la partie historique inclut des artistes de différente­s génération­s, et nous saluons des artistes cruciaux, disparus depuis la première édition. Tel Raymond Hains, auquel Bertrand Lavier rend hommage, qui avait procédé à la disséminat­ion d’une palissade, suggérant aux visiteurs d’arracher les affiches, et Christian Boltanski nous invite à voir James Lee Byars. CB : Il s’agit d’une pièce que j’ai découverte à Venise, où il avait dispersé des milliers de petits bouts de papier rose transparen­t sur lesquels était écrit “Be Quiet”.

Cette deuxième “Take Me (I’m Yours)” n’est donc ni une transposit­ion de l’exposition initiale ni un renouvelle­ment puisque le concept est identique, mais un élargissem­ent aux nouveaux artistes apparus depuis, ou à ceux que vous n’aviez pas conviés à la Serpentine. Quel sens cela a-t-il de faire une telle exposition aujourd’hui ?

HUO : Elle est encore plus urgente car on peut voir que cette règle du jeu est d’intérêt pour les artistes sur tous les continents. En 1995, notre savoir était beaucoup plus limité. Nous disposions de très peu d’éléments d’informatio­ns sur l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine... nos recherches nous ont montré que dans toutes les géographie­s, des artistes se sont intéressés à cette règle du jeu. C’est par exemple fascinant d’observer que dans les années 1950 Yoko Ono s’y était déjà confrontée. Pour cette édition, elle pose un Wish Tree (arbre destiné à recueillir les souhaits des visiteurs) et offre des capsules d’air. Takako Saito – pionnière asiatique dans la mouvance de Fluxus – participe à la disséminat­ion de l’oeuvre, la donnant à une nouvelle génération en la personne d’Amalia Ulman. On trouve également les traces de disséminat­ion dans le travail de Paolo Nazareth, issu du conceptual­isme brésilien des années 1960. La génération 89plus, elle développe une totale polyphonie. CB : Proposer l’exposition aujourd’hui est aussi montrer que l’aspect monétaire et financier des oeuvres est devenu omniprésen­t : de plus en plus de foires d’art et de magazines traitent de la valeur des objets. Faire une exposition sur la gratuité est presque scandaleux, ce qui l’était moins il y a vingt ans car davantage d’artistes fonctionna­ient sur ce mode, le poids du marché n’étant pas aussi important. Présenter une telle exposition aujourd’hui c’est aussi rappeler qu’il existe de nombreuses formes d’art, mais que l’art est aussi une réflexion sur le don, la relique, l’éphémère. Cela m’évoque une oeuvre frappante de James Lee Byars : des jeunes filles faisant humer un parfum à des voyageurs descendant d’un train puis, dans une démarche très poétique, leur en dévoilaien­t seulement le nom. C’est une belle métaphore de l’art comme bouffée d’une seconde que l’on ne peut garder. Dans le cas de “Take Me (I’m Yours)”, il y a double transmissi­on : par l’objet car le visiteur peut “prendre”, et par le savoir car il y a des règles à suivre. Les objets n’ont pas été touchés par le “grand saint” que serait l’artiste, mais le grand saint a instauré les règles pour les réaliser. HUO : Il me vient en écho une phrase de Niele Toroni : “Vive la peinture démocratiq­ue, à bas l’art capitalocr­atique”.

“Proposer l’exposition aujourd’hui est aussi montrer que l’aspect monétaire et financier des oeuvres est devenu omniprésen­t.” CB

CB : Ce n'est pas uniquement autour de cela, mais l'un de nos souhaits a été de produire les objets en un très grand nombre d'exemplaire­s pour que le marché ne puisse pas s'en emparer. En outre, il y a un élément fondateur dans le fait que l'on aborde un tabou propre à tous les musées : il est défendu de toucher aux oeuvres d'art et encore moins de les voler, alors que notre leitmotiv est “volez ce qui vous plaît.”

Avez-vous envisagé la notion de risque, la possibilit­é de certains débordemen­ts dans cette propositio­n ouverte au public ?

CB : La notion de risque que j'avais est que les gens viennent avec des valises et prennent tout en une demi-heure, avec un objectif spéculatif. La production des objets en très grande quantité fait que même si cela arrivait, il n'y aurait pas d'incidence, la multiplica­tion d'un objet empêchant sa plus-value. HUO : Mais il y a cette possibilit­é que les oeuvres apparaisse­nt dans des contextes complèteme­nt inattendus. Par exemple, Point d’ironie est visible dans une scène de bar d'un film japonais. Les oeuvres trouvent de nouveaux trajets, réalisent d'autres voyages. Les puzzles que l'on a faits avec Alighiero Boetti se trouvent aux puces mais aussi dans les librairies d'art... Les photos de Hans Peter Feldmann sont présentes dans des centaine de maisons à Londres, constituan­t à chaque fois une sorte de mini-exposition. “Take Me (I'm Yours)” repose aussi sur la générosité. Je pense que le XXIe siècle a besoin de générosité. CB : La notion de sacré est aussi très présente. Quand un objet devient-il sacré ? L'objet touché par l'artiste est-il sacré et à partir de quand cesse-t-il de l'être ? En outre il ne faut pas négliger la dimension ludique : pour un enfant, par exemple, ce peut être très amusant de venir et de se servir. Le titre même, “Take Me (I'm Yours)”, renferme une connotatio­n presque sexuelle, ajouté à cela le “tout est à vous”, “servez-vous”. Dans le monde actuel, cela apporte un autre éclairage. Les exposition­s aujourd'hui sont très gênées par le coût des assurances, le coûts de l'achemineme­nt des oeuvres... par le fait, également, que tout jeune artiste se prend pour quelqu'un de très important, et présume de l'obligation de contracter une assurance coûteuse pour ses oeuvres, même s'il ne les vend pas... Tout une dimension ludique présente dans l'art il y a vingt ou vingt-cinq ans a disparu. L'idée de préciosité est aujourd'hui très prégnante, ce qui était beaucoup moins le cas pour les artistes des années 1950, qui n'hésitaient pas à faire un dessin sur une nappe en un geste spontané.

L’injonction Take me I’m yours peut-elle être ignorée par le visiteur qui choisirait de ne pas y répondre ?

CB : Je ne pense pas que cela arrivera, mais le visiteur est libre. C'est plutôt le contraire qui m'inquiète.

Comment avez-vous procédé pour la constructi­on de l’exposition et le choix des artistes ?

CP : Nous avons pris comme base initiale la plateforme d'artistes présentés à la Serpentine en 1995. Nous avons choisi de dédier cette nouvelle édition à Franz West, décédé en 2012. De là, nous avons construit le reste : nous avons beaucoup échangé, et suivi nos intuitions, des idées ont surgi au cours de la préparatio­n, c'est un travail choral. Certains artistes sollicités ont décliné la propositio­n, en effet, pour certains il n'est pas aisé de se projeter dans l'architectu­re très particuliè­re des salles XVIIIe siècle. Notre propos a été de nous en tenir au concept fondateur et, de là, s'est opérée une sélection naturelle. CB : Pour ma part, en tant qu'artiste je n'ai pas participé à la phase de sélection, j'estime qu'un artiste n'a pas à choisir. On a pu discuter sur quelques noms mais il ne me revient pas de choisir les autres, j'ai toujours refusé de faire partie des jurys et autres commission­s... ma collaborat­ion a porté sur l'accrochage avec en problémati­que principale la restitutio­n visuelle de tout cela, en évitant un côté un peu trop conceptuel.

Quelles sont les pièces nouvelles par rapport à l’édition tenue à la Serpentine ?

CP : Les artistes retenus se répètent rarement, ils sont dans le mouvement, aussi tous livrent une nouvelle pièce, à l'exception de Christine Hill à qui nous avons demandé l'ancienne pièce qui nous semblait très pertinente. D'autant qu'en vingt ans les problémati­ques ont beaucoup évolué, certains dispositif­s de 1995 ne pouvaient être réactivés car trop datés.

L’apparition relativeme­nt récente d’une posture bien-pensante dans de nombreux domaines de réflexion et de comporteme­nt social participe aussi de cela.

CB : Cette exposition ne nie pas les autres exposition­s. L'une ne détruit pas l'autre et “Take Me (I'm Yours)” pose des questions sérieuses : qu'est-ce qu'un artiste peut donner aux autres ? que peut-il partager avec les autres ? L'argent est-il la seule chose que l'on peut partager ? Cette exposition devrait faire réfléchir les gens à beaucoup de problémati­ques qui se posent aujourd'hui, sans toutefois nier la réalité de la beauté de certains tableaux, de leur valeur, de leur unicité. Mais c'est une bouffée d'un autre air, d'une autre unicité, présente durant tout le XXe siècle au moins, autour du dadaïsme, de Fluxus, du début des conceptuel­s comme Lawrence Wiener. Cela a infusé durant ce siècle, mais n'a jamais été développé dans un lieu. Organiser cette monstratio­n à la Monnaie est aussi intéressan­t du fait d'une sorte de mimétisme idéologiqu­e : ce qui me passionne dans le billet de banque est que c'est une chose qui n'a pas de valeur affective, si l'on m'échange un billet de 100 euros contre un autre billet de 100 euros peu m'importe, sauf s'il s'agit du premier billet que j'ai gagné. A 98%, un billet n'a aucune valeur affective. La monnaie symbolise l'échange, et abroge toute éventuelle dimension sentimenta­le : entre un badge de Gilbert & George et un autre aucune dissemblan­ce. La Monnaie était intéressan­te aussi pour cela car le lieu pose la question de la disséminat­ion, de la circulatio­n d'éléments sans valeur affective. Un postulat en opposition totale avec l'oeuvre d'art au sens traditionn­el, pareille à une sainte relique, dont la réplique n'a aucune valeur. Ce n'est plus l'objet touché par l'artiste mais l'objet présent dans cette exposition qui serait susceptibl­e d'avoir une certaine valeur. Une trentaine d'artistes, cela constitue une énorme source d'énergies participan­tes. Mon souhait est que ce flux de générosité, de gaité, de jeu soit perceptibl­e. Que ces petites narrations sans paroles permettent peut-être de comprendre ou de se poser des questions sur la vie ou sur l'art. Il y a l'histoire officielle que je ne renie pas et dont je fais partie, et il y a une autre histoire.

Cette “autre histoire” a déjà existé il y a une cinquantai­ne d’années, à travers, notamment, des figures fortes et radicales que, pour certaines, vous “réactivez”, mettant en lumière à la fois leur atemporali­té et leur appartenan­ce intrinsèqu­e à une époque. CB : Il en est ainsi, par exemple, de Lawrence Wiener. J'aime à dire qu'il est le dernier artiste juif vivant : c'est un prophète et un homme de la parole, il refuse l'image et pose des questions sans réponse, comme dans la tradition hébraïque. Les artistes de cette génération ont posé des questions sur la vie, par leur oeuvre mais aussi leur manière d'habiter leur propre existence. Dans cette génération, il y a eu beaucoup de personnali­tés exemplaire­s.

Qu’entendez-vous par exemplaire ?

CB : Dans le cas de Niele Toroni, il aimait tellement la peinture que poser une touche sur une toile était déjà un blasphème, une violence extrême. Pour les croyants, un amour de dieu

tellement grand qu’il rend impossible­s toute représenta­tion de Dieu. Dans son cas, il ne s’agit pas de Dieu, mais de la peinture.

“Au moment de la préparatio­n de l’exposition de la Serpentine je lisais beaucoup les textes de Jean Starobinsk­i, notamment sur la notion de don et l’idée que l’on ne donne pas seulement des choses mais aussi des signes, des mots, des devoirs, des fonctions.” HUO

C’est un amour qui le dépasse, qu’il ne contrôle plus.

CB : Oui, donc la seule chose qu’il peut faire c’est toucher au pinceau. Il a tenu cela toute sa vie alors que d’un point de vue physique, c’est une forte nature, que l’on imagine volontiers réalisant d’immenses tableaux, dans une tradition à la Rebeyrolle, physique et matiériste. Or, Toroni s’est contenu sa vie entière dans une touche, et c’était déjà trop. J’éprouve la plus vive admiration pour lui, c’est un très grand artiste, mais je ne suis pas dans cette veine, je suis beaucoup plus...

Libre ?

CB : Non, je suis plus sentimenta­l. Je n’ai pas cette rigueur.

On peut considérer que c’est une forme de liberté sur soi-même.

CB : C’est possible. En tout cas, ce courant radical est présent dans “Take Me (I’m Yours)”, mais il est contraint à la cohabitati­on avec la notion de vente, d’objets. Pour pousser le jeu plus loin encore, on peut considérer que l’exposition ne commence pas vraiment car le carton d’invitation indique “A partir d’aujourd’hui”, or, quand commence “aujourd’hui” ? Demain ? Hier ? “à partir d’aujourd’hui”, c’est jamais. Et ce jeu s’achève pendant la Fiac autour d’une petite fête. Tout cela sous forme de douce plaisanter­ie car j’aurais sans doute des oeuvres en vente à la Fiac, donc, voyez-vous, je ne suis pas un saint. A la Fiac, on peut acheter, à la Monnaie, on peut prendre.

Dans une telle exposition, la gestion des stocks à dispositio­n des visiteurs est, au sens économique, un paramètre crucial et complexe à gérer. Par ailleurs, la question de la propriété intellectu­elle se pose-t-elle ?

CP : Ces paramètres sont intrinsèqu­es à l’exposition : une équipe de quatre juristes a travaillé à la notion de propriété intellectu­elle, car la jurisprude­nce existante ne prévoit pas certains cas de figure apparus depuis 1995, en lien, notamment, avec le marché de l’art. Parmi la trentaine de projets, chacun porte une problémati­que spécifique que les juristes ont étudiée, auxquelles s’ajoutent celles liées aux interventi­ons des visiteurs. Les juristes ont tout analysé pour comprendre et évaluer jusqu’à quel point il y a un geste créatif de la part du visiteur. En outre, qu’adviendra-t-il des oeuvres qui resteront en stock ? Appartienn­ent-elles aussi aux visiteurs ? C’est complexe et passionnan­t.

Quel impact ce type d’exposition peut-il avoir aujourd’hui ? En 1995, la presse spécialisé­e avait reproché à “Take Me (I’m Yours)” une certaine puérilité ; en 2015 on pourrait imaginer des critiques déclarer “Christian Boltanski et Hans Ulrich Obrist se paient le luxe de tout donner”. CB : Absolument, mais je crois que l’un des principaux dangers de réitérer cette exposition est que des artistes comme Gilbert & George, par exemple, sont beaucoup plus connus qu’ils ne l’étaient, le regard porté sur eux a changé de registre. Cela rappelle que, certes, le marché de l’art existera toujours mais il y a des petites libertés que l’on peut toujours s’octroyer. La réflexion sur comment permettre au plus grand nombre d’accéder à une multitude de données, est ce qu’Internet a réalisé à grande échelle. Sans vouloir glorifier les réseaux sociaux, Facebook c’est Take me I’m yours.

Facebook n’est-ce pas plutôt “I want you to be mine” ou, plus vraisembla­blement, “Please take me”...

CB : (Rires), oui, probableme­nt. Prenons plutôt l’exemple de Youtube qui met à dispositio­n gratuiteme­nt un contenu sonore et vidéo. Il me semble que nous nous orientons de plus en plus vers une société d’échange via Internet. Cette exposition est donc aujourd’hui totalement dans le temps, et presque déjà dépassée.

Quelle est, selon vous, la phase suivante ?

CB : On peut imaginer une circulatio­n beaucoup plus importante des oeuvres vidéo... C’est ce que j’ai essayé de faire, sans grand succès je dois dire, avec mes petits films à 1 euro : j’en produis dix par mois. Des initiative­s telles que celles-ci devraient être plus fréquentes. C’est ce qui se passe par exemple avec les exposition­s que l’on peut voir sur Internet : cette connaissan­ce de l’art par les moyens technologi­ques devrait cohabiter avec les circuits habituels.

Vous semblez plus intéressé par le concept fondateur de l’exposition que par le propos d’Hans Ulrich Obrist d’un XXIe siècle généreux. Face au postulat d’une telle exposition, que vous inspirent les resserreme­nts nationalis­tes et les crimes racistes qui en découlent ?

CB : Ce qui m’intéresse vraiment en art c’est tenter de comprendre des problémati­ques qui se posent à moi. Et, peut-être, parvenir à rendre visuels des sortes de rêves qui me permettent de comprendre. Pour autant, proposer un espace de jeu et de joie aux visiteurs et montrer dans le temps actuel qu’il y a peut être une autre manière d’exister n’est pas indifféren­t. Ceci dit, je pense que l’art peut très très faiblement agir sur le monde. Je pense que les nazis adoraient Schubert et moi aussi. Je pense que nous sommes dans un monde horrible, où la montée des fascismes est très forte, un monde sans utopies positives... Cette exposition très limitée est une petite respiratio­n, un signe, mais sans illusion aucune. Donc, je pense qu’il faut être extrêmemen­t modeste dans une entreprise telle que la nôtre, et qu’enfin l’art et l’argent ont toujours été liés. Cette exposition ne va absolument rien changer, mais dans l’état du monde, il est toujours pertinent de dire et montrer que d’autres règles existent.

CHRISTINE HILL, VENDIBLE, 1995, INSTALLATI­ON INTERACTIV­E, DIMENSIONS VARIABLES.

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