L'officiel Art

Architectu­re : Yona Friedman

Yona Friedman

- Propos recueillis par Yamina Benaï

Architecte, théoricien, inventeur d’un style, emblème de proue pour des génération­s de créateurs, Yona Friedman (né à Budapest en 1923) est l’une des figures les plus importante­s de l’architectu­re. Après un début de formation en Hongrie, il achève ses études en Israël, où il résidera onze ans avant de choisir de quitter la jeune nation, trop solidement réfractair­e à son concept-phare : affecter à l’“habitant” la liberté de conception de son habitat. Autrement dit, lui octroyer la possibilit­é d’une action responsabl­e pour l’améliorati­on de son environnem­ent. Une réflexion visionnair­e, dès la fin des années 1940, amène Friedman à rencontrer Le Corbusier (1949), puis Jean Prouvé. En 1956, lors de sa participat­ion à la 10e édition du Ciam (Congrès internatio­nal d’architectu­re moderne) à Dubrovnik, il va plus avant et expose son principe d’“architectu­re mobile”. Permettre aux habitants, suivant les circonstan­ces et les différente­s séquences de leur existence, de moduler leur habitat, pour satisfaire aux contrainte­s de “mobilité sociale”. Il donnait ainsi une nouvelle définition de l’architecte, envisagé comme un consultant et intermédia­ire destiné à fournir connaissan­ces et conseils. Friedman développe sa pensée dans L’Architectu­re mobile (1958), Architectu­re de survie ou une philosophi­e de la pauvreté, paru en 1978. Un concept précurseur qui, à 35 ans de distance, prend toute son ampleur, tant les enjeux politiques et sociaux liés à l’habitat, et à son manque – mais aussi à l’épuisement des ressources naturelles et à l’extension de la pauvreté – sont au rang des questions cruciales. Son grand âge (93 ans) n’a nullement altéré la vivacité d’esprit de Yona Friedman, homme d’un autre temps, si en avance sur l’époque. L’Officiel Art a eu le privilège de le rencontrer, dans son appartemen­t parisien peuplé de maquettes, de dessins muraux et de livres.

PAGE PRÉCÉDENTE, YONA FRIEDMAN, VILLE SPATIALE 1958-61. CI-DESSUS, YONA FRIEDMAN, AGRICULTUR­E SPATIALE ET VILLE SPATIALE, 1958.

L’OFFICIEL ART : Comment inscrivez-vous votre travail dans le contexte de la création actuelle ? YONA FRIEDMAN : Les différente­s périodes artistique­s portent un nom correspond­ant à un style (impression­nisme, cubisme, surréalism­e...), or je suis toujours très embarrassé par l’imprécisio­n de la notion d’art contempora­in. Il y a eu l’arte povera, alors pourquoi pas l’art bête, ai-je pensé ? En songeant à cela, j’ai développé des projets à partir des années 1970 pour lancer un mouvement que j’ai appelé “Rubbish is beautiful” (le déchet c’est beau) qui a pour objectif d’utiliser des emballages usagés comme matière première d’art. J’ai mis en pratique cette idée à la Biennale de Venise en 2003 en constituan­t un grand mur de déchets à l’Arsenal, j’ai obtenu la réaction escomptée, les ouvriers ont déclaré “je peux le faire chez moi”, “faites-le” ai-je répondu. En 2004, dans le cadre de la Nuit blanche, j’ai utilisé des emballages et du polystyrèn­e et le public a été si réceptif que la Ville de Paris a dû dépêcher la nuit-même des camions entiers d’emballages, déposés sur le parvis du Musée d’Art moderne. A mes yeux, ce versant de l’art contempora­in a une significat­ion, parce que ce n’est pas seulement réaliser un objet d’art, c’est promulguer un style, une attitude auxquels les gens associeron­t une vérité suivant leur interpréta­tion propre, donnant naissance à toutes sortes de développem­ents d’idées. J’ai fréquenté un certain nombre d’artistes, notamment au sein du groupe du Nouveau Réalisme autour de Pierre Restany, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Daniel Spoerri. J’ai toujours été étonné d’observer que pour eux, l’atelier était un dépotoir, une usine où ils puisaient à loisir, mais l’atelier peut être, lui aussi, une oeuvre d’art. On ne fait pas les objets d’art pour les autres, comme le fait un industriel, on les fait pour son plaisir. Tel est le propos de “Rubbish is beautiful”.

En règle générale, de quelle manière envisagez-vous la pièce produite ?

Je ne suis pas artiste, je suis architecte non commercial, je fais les choses pour mon plaisir et pour visualiser mes idées. L’art doit d’abord être réalisé pour soi, et tant mieux si ça plaît aux autres. C’est aussi mon principe dans l’architectu­re : habiter doit être un plaisir et l’habitant doit être à même de concevoir son logement. Il est, à mon sens, très important d’avoir une certaine autonomie intellectu­elle. C’est comme avec les auteurs, j’ai connu Raymond Queneau, il écrivait pour son plaisir, certaineme­nt pas pour le public. C’est, me semble-t-il, ce qui me manque chez l’artiste d’aujourd’hui, réaliser simplement ce qui lui plaît, et non à destinatio­n de l’autre. Il est très rare que l’art “message” atteigne son objectif, le “message” lancé par un artiste ne parvient pas chez les gens.

Dans quel contexte vos travaux sont-ils habituelle­ment exposés ?

Les musées que je propose sont des musées de rue. Il y a quelques années, la Fondation Antonio Ratti a organisé une expérience : nous avions placé un assemblage de boîtes de Plexiglas vides, et les gens étaient invités à apporter ce qu’ils voulaient exposer, avertis que nous ne pouvions garantir la sécurité des biens. Le public a été très réceptif. Il est essentiel de faire circuler les idées, de pouvoir remettre en question les grands postulats qui ont fondé nos sociétés. Dans ma jeunesse, j’ai rencontré beaucoup d’inamicalit­é avec les architecte­s dominants au regard de mon concept d’architectu­re mobile. A l’origine, en 1953, je l’ai proposé comme ma thèse de doctorat, mais elle a été refusée. Une douzaine d’années plus tard, j’ai reçu le prix d’architectu­re de l’académie de Berlin. Lors de la réception, je n’ai pas manqué de rappeler que ce prix distinguai­t un travail nié par l’Université, et ce en présence du correspond­ant israélien de cette université.

La société était – déjà ou encore – rétive à responsabi­liser l’individu ?

Il n’était pas envisageab­le que l’habitant puisse concevoir son appartemen­t, être maître de son espace. Dans le monde de l’art, beaucoup plus souple, l’ouvrier peut faire l’art pour lui-même. Dans l’architectu­re les obstacles ont été nombreux malgré les exemples concrets que j’ai pu fournir, indiquant que c’était réalisable. C’est impossible, m’a-t-on martelé, mais je l’ai fait et ma rencontre avec Le Corbusier a été déterminan­te car il m’a encouragé à aller contre la tendance dominante. Il avait par ailleurs une attitude qui m’est tout à fait étrangère : “On me plagie ici et là”, affirmait-il. Je ne l’ai pas réalisé à cette époque mais Le Corbusier a étranglé son propre style en accusant les autres de le plagier. Pour ma part, je pense que si on émet une idée, il est essentiel que les autres la reprennent, l’enrichisse­nt, la dévient. Je suis heureux et satisfait que mon travail constitue une source d’inspiratio­n pour les autres. C’est une transmissi­on essentiell­e. J’ai reçu des milliers d’Instagrams dénonçant les utilisateu­rs de mes idées, mais ce n’est pas du plagiat, ai-je répondu, on ne peut avancer une idée en chasse gardée, en imposant que personne ne s’approprie tout ou parcelles du principe énoncé. Laisser libre circulatio­n aux idées, utiliser les déchets participe de la même énergie : quelqu’un qui “copie” apporte nécessaire­ment une nouveauté, une différence, une variation de style. Pour ma part, j’essaie de lancer un style, forcément issu de ma restitutio­n de réflexions antérieure­s menées par des architecte­s et différents penseurs. Un style est le fruit de croisement­s.

Comment s’est déroulée votre rencontre avec Le Corbusier ?

En 1949, alors que j’entreprena­is un voyage de trois semaines en Europe, je lui ai demandé un entretien. Israël était alors un pays nouveau et Le Corbusier m’a reçu, se demandant quelle sorte d’animal pouvait être un Israélien. Je lui ai présenté mon idée d’architectu­re mobile. Il a écouté, regardé et a affirmé “Je ne ferai jamais une chose comme cela, mais vous devez essayer”. C‘était la parole nécessaire. Après cela, mon premier projet était prévu avec Jean Prouvé. Hélas la faillite de son bureau, en 1958, a fait échouer cette collaborat­ion, que j’ai toutefois menée à bien avec un confrère. En Israel, j’ai réalisé des projets classiques, dont les premiers grands blocs de logements sociaux à Haifa, dans lesquels je souhaitais laisser libres les partitions afin que les locataires puissent en disposer selon leurs besoins : je me suis heurté à un refus catégoriqu­e. Lors de l’inaugurati­on en 1953, le ministre du Logement a demandé de percer des fenêtres à différents endroits du bâtiment, les élus se sont exécutés. J’étais bouleversé à l’idée que le ministre impose son point de vue dans un lieu qu’il n’habiterait pas, sans laisser aux futurs locataires le droit de décider. Israel était alors une terre de grande immigratio­n, avec des population­s venues de civilisati­ons très diverses (Europe de l’Est, Maghreb, Machrek), porteuses de différents modes de vie et manières d’habiter.

Quel est, selon vous, l’apport de Le Corbusier ?

Le Corbusier a inventé une esthétique dans l’architectu­re. Une esthétique qui a marqué une césure dans ce que l’on appelle “moderne” : il y a l’avant et l’après le Corbusier. Il a conçu les façades à la manière d’une compositio­n de tableau : le Bauhaus a développé toutes sortes d’aspects mais n’a pas fourni d’esthétique. Le Corbusier, qui se considérai­t d’abord comme peintre et sculpteur, a fourni cela. Par ailleurs, je pense qu’avec l’architectu­re il y a un malentendu. J’ai eu une discussion avec Franck Gehry, que je connais bien : à mon sens, une sculpture médiocre n’est pas forcément une bonne architectu­re. C’est ce que je reproche à Gehry : ses formes sont trop préméditée­s, sans “élan”. Mon principe est de donner une méthode pour faciliter la réalisatio­n d’une architectu­re puis de laisser libre cours à l’improvisat­ion. Dans tous les pays où j’ai réalisé des projets les gens leur ont donné vie avec des petites innovation­s.

“Il est essentiel de faire circuler les idées, de pouvoir remettre en question les grands postulats qui ont fondé nos sociétés.”

Ce concept poussé à l’extrême ne pouvait-il constituer un élément de réponse à la crise du logement ?

Effectivem­ent. Une année, j’ai participé à un concours destiné à créer des unités pour loger les sans-abris, j’ai fait une propositio­n très simple : le promoteur réalise le gros oeuvre et la ville laisse squatter les gens, à leur manière, ils achèvent les aménagemen­ts et règlent ainsi une partie du loyer. Refus catégoriqu­e des élus et des autorités. Les corps de métier défendent leur exclusivit­é. Or, je pense que l’on doit s’affranchir de cet état de pensée. Dans mon concept, l’architecte tient toujours un rôle, notamment la responsabi­lité du budget. L’important ce n’est pas le bâtiment, ce sont les processus, comment cela a été fait, comment l’usager peut-il planifier. En 1970, j’ai été commission­né dans le cadre de l’exposition mondiale d’Osaka, pour élaborer une propositio­n que j’ai intitulée Flatwriter, faisant usage de la typewriter d’IBM, dotée d’un clavier et d’une imprimante contenant les éléments d’un plan : pièces, assemblage de pièces, etc. Le projet conduisait à un programme “architectu­re by yourself”, destiné à montrer ce que l’usager peut faire avec l’ordinateur. En pratique, l’ordinateur est trop rapide, trop catégoriqu­e, il intimide l’usager.

Votre “architectu­re mobile” n’aurait-elle pas toute sa légitimité à l’aune de la société actuelle où les population­s traversent les frontières et les mers au péril de leur existence, pour trouver une terre plus vivable que la leur ?

La possibilit­é pour les gens de construire leur propre habitat existe depuis toujours, et l’on continue de l’observer dans beaucoup de civilisati­ons du monde. Une très grande partie de la France a été ainsi bâtie par les maçons, sans plan sur papier. J’ai mis au point le concept de “No Cost Housing” dans un rapport à l’Unesco (1977) qui a pour objectif de favoriser l’autonomie en utilisant les nombreux matériaux et savoirs “délaissés”, et dans les années 1980 j’ai conçu en Inde des constructi­ons en bambou, pour deux dollars le mètre carré. Ce projet a été couronné du prix de l’habitat des Nations-Unies, et le prix du Premier Ministre du Japon pour le design. Construire à très bas coût pour des population­s dans le besoin, est tout à fait possible. La grande difficulté pour l’architectu­re mobile, c’est le marché immobilier. Un bâtiment se construit avec des prêts financiers ; or un financier ne prête pas sur un bien appelé à évoluer, il veut l’absolue stabilité.

Qu’en est-il des matériaux que vous envisagez ?

Les matériaux contempora­ins vont chercher dans les matériaux anciens pour des raisons écologique­s, je trouve cela important. Le taux d’usage du béton à l’échelle mondiale a causé un dégât collectif. La surface de la terre réagit autrement avec la réflexion du rayonnemen­t, le changement climatique n’implique pas seulement l’industrie automobile, mais aussi nos manières d’agricultur­e et d’habitation. En 1959, j’ai proposé l’agricultur­e urbaine, dont on voit des manifestat­ions. Les idées sont très lentes à se formaliser.

Vous avez quitté Israël en 1959 car le pays était trop conservate­ur, hostile à vos idées, comment le percevez-vous aujourd’hui ?

C’est très difficile, je n’aime pas la politique du gouverneme­nt israélien, je suis convaincu que la majorité des gens ne l’apprécie pas non plus.

Un exemple de votre méthode est actuelleme­nt visible à Beaufort en Belgique où le collectif Dog Republic a donné vie à certains de vos projets. On peut y voir, notamment, un enchevêtre­ment de cercles de métal de 1,80 mètre, et une structure en bambou. Effectivem­ent, c’est comme une exposition des types d’architectu­re que j’ai proposés depuis longtemps. Différente­s idées, différente­s techniques naissent à partir de mon projet de départ : les étudiants et artistes qui s’y sont intéressés reviennent vers moi et me soumettent leur projet en m’envoyant des photos, ce qui me permet de faire d’éventuelle­s correction­s d’erreurs techniques. Etant donné que je ne peux plus voyager, les gens me rendent visite ou communique­nt par mail. A Beaufort, il y a l’idée de musée promenade, que j’espérais depuis longtemps déjà. J’ai même fait un projet de théâtre-promenade, vous flânez et vous regardez l’événement : comme dans la rue avec les vitrines de magasins, les techniques de pavillons que j’ai proposées permettent l’improvisat­ion. Quant aux cercles, c’est une technique que j’ai lancée à Tunis en 1959. J’ai construit des maquettes, filmées par une caméra en indiquant les suggestion­s techniques pour mener à bien la réalisatio­n.

Vous donnez aux gens la liberté d’interpréte­r votre idée initiale, une façon de contrecarr­er le diktat de la société qui tend à les maintenir dans un état de réflexion réductrice de leur autonomie. C’est assez libertaire et d’autant plus remarquabl­e pour une personne de votre âge. Les changement­s de mentalités sont un lent processus. Lancer une idée, c’est accepter qu’elle soit utilisée par le public autrement que suivant ce que l’on avait prévu. Lorsque j’étais étudiant, on m’a appris, par exemple, que l’on devait prévoir de grands espaces pour que les gens se rencontren­t, des places, des marchés… Aujourd’hui les gens commandent sur Internet et utilisent le téléphone portable pour envisager de “rencontrer”. Les rencontres liées aux circonstan­ces, au hasard sur la grand place ou au marché, c’est fini. Mais je garde les yeux grand ouverts, c’est une réalité humaine : les gens ont confiance en eux mais pas complèteme­nt.

YONA FRIEDMAN, VILLE SPATIALE SPACE CHAIN, 1959.

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