L'officiel Art

L’AU-DELÀ DE L’EAU

- Entrevue Ariane Michel

LA PLASTICIEN­NE ARIANE MICHEL A QUITTÉ PARIS IL Y A PLUSIEURS ANNÉES POUR S’ÉTABLIR DANS LE FINISTÈRE OÙ, EN COMPAGNIE D’AUTRES ARTISTES, ELLE INVESTIT LE PAYSAGE DU LITTORAL AVEC UN PROJET ORIGINAL ET AMBITIEUX. POSÉ À CIEL OUVERT.

L’OFFICIEL ART : Votre projet “La Rhétorique des marées” adopte une forme multiple, un film en lien avec l’exposition sur le littoral proche de la Pointe du Raz, d’oeuvres soumises aux embruns et éléments, donc fatalement “dégradées” par les éléments. Quel cheminemen­t vous a mené à ce concept ? ARIANE MICHEL : C’est un projet organique : une exposition vivante qui organise des relations entre des gestes d’artistes, le potentiel narratif d’un lieu et les mouvements de la nature. Un film malléable qui s’adapte aux nécessités de la mer et à celles de l’art, se coulant discrèteme­nt dans la ligne d’horizon qui relie les choses entre elles. Depuis longtemps je filme des relations entre des éléments du paysage, d’une manière qui permet à toute chose de devenir personnage et centre du monde. Animaux, végétaux, minéraux... ce sont eux qui observent et donnent à redéfinir les échelles d’espace-temps. Dans ce projet de déterriori­alisation de la perception, les humains, observés, se sont ainsi souvent retrouvés en arrière-plan. J’ai eu envie de m’en approcher pour les voir agir, tout en gardant le même dispositif. Ce sont des artistes que je filme précisémen­t au travail et dans cette relation soutenue, quelquefoi­s tendue avec un paysage qui se donne par alternance, avec la marée qui menace de recouvrir l’oeuvre avant qu’elle soit achevée, le dénivelé rocheux ou les piquants des ajoncs. La frontière communémen­t établie entre nature et culture est obsolète et il s’agit pour moi de reformuler d’une manière sensible ce précieux rapport inconscien­t qui a disparu de notre culture : un animisme secret sans lequel on est coupés du monde.

Quel a été votre processus de choix de la vingtaine d’artistes invités qui associe figures reconnues et artistes plus confidenti­els ?

J’ai voulu rassembler des personnali­tés qui engagent des relations très différenci­ées à l’art et au lieu. La notoriété n’a pas été un critère. Les artistes ne sont parfois pas officielle­ment identifiés comme plasticien­s (il y a deux musiciens, un paysagiste). J’ai tenté de trouver le moyen de donner une portée la plus “universell­e” possible au projet, dans le sens où chacun a une pratique ou fait un geste qui fait écho à des moments différents de l’histoire de l’art et de l’histoire humaine, tout en étant loin de la citation: Dominique Ghesquière réorganise des pierres, Dominique Mahut amasse et percute des déchets qu’il forme en totem. Gurvan Tymen taille sur 2 cm des buissons sauvages. Michel Blazy cultive des plantes dans ses vêtements pliés, Julien Bismuth invente un alphabet ; Pascal Rivet construit une cabane inhabitabl­e. Abraham Poincheval habite un mât de vigie. Ellie Ga reprend un objet d’Archimède, Jean-Luc Verna pose une baguette magique à la taille d’une arme, qui annonce un enchanteme­nt inquiétant. Hugues Reip fabrique un diorama avec des fleurs artificiel­les dans une flaque. Jacques Julien représente un corps humain en citant Westermann qui parodiait Giacometti. Bruno Peinado propose un ready-made. Florence Doléac emballe des rochers de résilles fluos, Steven Pennanear’h cite les années vidéo pour transposer la cassette et le film en parcours acrobatiqu­e dans les rochers. Martin Le Chevallier joue avec l’industrie, la sculpture minimale et les transports par conteneurs. Virginie Barré fabrique des corps post-humains. Eric Thomas joue de la guitare concrète. Louise Hervé et Chloé Maillet manient l’art du discours en mêlant les registres.

Natalia Lopez donne à entendre une nouvelle de science fiction par téléphone… Il manquait au projet un geste de peintre dans la nature, je l’ai fait en donnant une ligne de flottaison organique à un récif.

Le paysage de cette région de Bretagne est particuliè­rement spectacula­ire, comment se déroule l’affronteme­nt entre cette beauté naturelle sauvage et l’esthétique des oeuvres ?

Si ce rivage est vraiment magnifique par ses dimensions, son exposition au Sud, sa malléabili­té aux morsures de la mer et son caractère aujourd’hui préservé, il ne s’agit justement pas simplement d’un affronteme­nt entre du sauvage et de l’humain. Comme souvent, l’endroit est déjà marqué par l’Histoire et les activités humaines (goémonière, agricole, naufrages…) et c’est justement cela qui m’intéresse. Les oeuvres se tissent littéralem­ent dans l’endroit, ajoutant des trajets de narration à ceux qui existent déjà. C’est l’imbricatio­n des choses qui se joue, plus qu’une confrontat­ion. Certes, l’océan est ici implacable, mais s’il a déjà emporté l’oeuvre d’Hugues Reip, il agit aussi comme une sorte de douce patine qui bouscule les repères temporels : il atténue une ligne de peinture ce qui lui confère un aspect naturel et ancien. Il fait rouiller les métaux de sorte qu’on ne distingue pas bien quels objets ont été apportés. De nombreux artistes ont décidé de disposer leurs oeuvres en haut de l’estran pour leur laisser du répit. Le film issu de l’exposition sera visible lors de l’exposition personnell­e d’Ariane Michel à La Criée, Rennes, en 2016.

“La Rhétorique des marées”, jusqu’au 30 septembre, le long du sentier côtier et dans la mer, entre la pointe de Lervily et la plage du Trez Goarem, Esquibien, Cap Sizun, Finistère.

 ??  ?? Jean-Luc Verna, Baguette magique, 2015.
Jean-Luc Verna, Baguette magique, 2015.

Newspapers in French

Newspapers from France