DEEP WATERS
Biennale d’Istanbul, “Saltwater: A Theory of Thought Forms” du 5 septembre au 1er novembre.
À L’OCCASION DE LA 14E ÉDITION DE LA BIENNALE D’ISTANBUL, INSCRITE PARMI LES BIENNALES LES PLUS IMPORTANTES, L’OFFICIEL ART INTERROGE SA COMMISSAIRE, CAROLYN CHRISTOV-BAKARGIEV, QUI A CHOISI DE PLACER L’ÉVÉNEMENT SOUS LE THÈME DE L’EAU. L’OFFICIEL ART : Carolyn Christov-Bakargiev vous êtes commissaire de la 14e Biennale d’Istanbul, quel est le sens de son intitulé (“Saltwater: A Theory of Thought Forms”), et que recouvre-t-il ? CAROLYN CHRISTOV-BAKARGIEV : Je m’intéresse à l’eau en particulier car c’est un sujet généralement peu abordé. En outre, Istanbul est une ville établie sur l’eau qui, du fait de sa configuration, apparaît comme une ligne posée rendue vibrante par un courant marin. La teneur en sel est moins importante en Mer Noire qu’en Méditerranée, cette différence de densité provoquant des courants. C’est également une métaphore des réalités dissimulées sous la surface, des zones pliées comme la notion de pli dans l’art, évoquée par Gilles Deleuze dans Leibniz et le Baroque. L’eau de mer représente pour moi une sensibilité universelle, la sensation de l’eau et du sel est l’unique sens que l’espèce humaine a en commun. Le sel est à la base de tout organisme vivant. Suivant les variations de charge électrique auquel il est soumis, le sel provoque le détachement des molécules, les neurones du cerveau s’ouvrent alors comme une multitude de portes permettant les échanges chimiques dans l’organisme. Mais le sel, par ses propriétés de corrosion, constitue également une arme contre la technologie. Or les câbles de communication Internet sont sous-marins... Vie biologique et vie technologique fonctionnent donc suivant deux systèmes contradictoires.
L’écologie fait-elle partie des problématiques développées dans l’exposition ?
L’écologie a toujours été au centre de mes préoccupations car, depuis mes débuts, je travaille avec des artistes issus de l’Arte povera, comme Guiseppe Penone. Il s’agit d’un univers moins anthropocentrique mais toujours envisagé à travers une relation entre les différentes réalités vivantes dans le monde, et non seulement les êtres humains : il n’y a pas de distinction entre la technologie et la nature. J’évolue suivant ce principe d’une alliance entre des recherches scientifiques très avancées, et la théorie que l’être humain ne constitue qu’un petit fragment d’un univers beaucoup plus grand. De ce point de vue, chacune de mes expositions est en quelque sorte sous-tendue par une thématique écologique. L’une des grandes lignes de documenta (13) était ainsi autour de la question écologique, que j’ai ensuite poursuivie. Dans le cas de la Biennale d’Istanbul, je vois un lien avec l’intérêt que j’entretiens avec l’Art Nouveau, et une certaine critique du classicisme de la fin du XIXe siècle, que je considère comme un parallèle à la bio-architecture et la bio-agriculture d’aujourd’hui, en une mise en relation de l’organique et l’inorganique dans l’art et la culture d’aujourd’hui. En ce sens, l’Art Nouveau est une vision révolutionnaire du design et l’art. Cette liberté de la forme – interprétation du végétal et de la faune aquatique – fait de ce mouvement le précurseur de l’écologie. Aujourd’hui la bio-architecture est moins ciblée sur la question de l’imitation formelle que sur les énergies présentes dans les matériaux. “JE CONSIDÈRE QUE LES PROJETS ARTISTIQUES S’INSCRIVENT AU TRAVERS DES INTERACTIONS AVEC LES AUTRES, À L’IMAGE DE NOTRE VIE AFFECTIVE.”
Quels ont été vos critères de choix des artistes et oeuvres exposés ?
Parmi la soixantaine d’artistes contemporains, une dizaine était à documenta (13) (William Kentridge, Theaster Gates, Janet Cardiff…). Je considère que les projets artistiques s’inscrivent au travers des interactions avec les autres, à l’image de notre vie affective. La Biennale convie également une trentaine d’artistes de la région, tel que Walid Raad, avec qui j’entretiens une relation très ancienne. D’ailleurs, parmi les exposants de la Biennale se trouvent des scientifiques qui ont mené des recherches sur les fleuves sous-marins, et les mers en général. Pınar Yoldaş, artiste turque (biologiste de formation), présente dans le cercle de la Duke University, travaille sur le thème des bactéries qui se nourrissent de plastique dans la sphère aquatique, et cherche à créer des écosystèmes qui nourriraient ces bactéries. Mais ce n’est pas seulement une exposition sur l’écologie marine, une telle affirmation la simplifierait, il y a différents niveaux, notamment entre les vagues et ondes de l’histoire. L’image de la vague, vague marine, temporelle, acoustique est aussi partie prenante du questionnement, traité plus largement que par les seuls artistes contemporains, des vases d’Emile Gallé seront ainsi présentés.
Les relations que vous établissez entre passé et contemporain invitent à l’étude des liens entre des moments clés de l’histoire et de la politique turques, une manière de houle entre passé et présent ?
Je m’intéresse aux relations entre les ondes de l’histoire : quelle est la relation entre l’actualité au Moyen-Orient et la bataille des Dardanelles ou le génocide arménien ? La situation géopolitique actuelle dans cette zone est une autre vague, d’autres histoires sont issues de la période pré-croisades. Les dessins des anneaux borroméens de Jacques Lacan sont présentés, une manière d’introduire la psychanalyse, discipline essentielle à dénouer la situation névrotique mondiale : pourquoi avons-nous recours à la décapitation, pourquoi détruisons-nous la culture située de l’autre côté de notre frontière ? Ce lieu traumatisé, du fait du génocide arménien, une situation actuelle aberrante avec les Kurdes, laisse une large place au symbolique et à l’imaginaire. Etel Adnan, par exemple, artiste d’origine grecque, turque et libanaise – déjà présente à la documenta (13) –, a réalisé une histoire autour du génocide arménien qui va probablement irriter Turcs et Arméniens. La question n’est pas seulement nationale, à cet égard, il est primordial qu’elle soit traitée par des non-Arméniens.
Quelle forme adopte l’exposition, comment est-elle localisée dans la ville ?
J’ai souhaité une sorte de dispersion totale de l’exposition, de la mer Noire à la mer de Marmara, autour d’un organe principal d’artistes concentré dans l’Istanbul Modern. En dehors de cette exposition de groupe, l’exposition est organisée dans plusieurs lieux de la ville, chaque lieu abritant le travail d’un seul artiste. Mon propos a été de créer un cheminement sur l’eau pour favoriser le bateau comme moyen de transport. Le coût d’une telle manifestation étant élevé, j’ai fait appel au soutien financier de nombreuses fondations, sociétés, et personnes privées.