L'officiel Art

“L'illusion de persécutio­n présente un avantage paradoxal : on se sent unique, spécial. Le trombone m'a permis de relier l'idée de paranoïa à un besoin désespéré de différenci­ation sociale. ” AM

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C'est alors que votre travail a attiré l'attention d'un public plus large. Vous avez découvert le milieu de l'art – aussi bien ses avantages que les inégalités inhérentes qui le caractéris­ent. J'avais déjà donné quelques conférence­sperforman­ces, mais j'avais aussi eu de mauvaises expérience­s, parfois humiliante­s. J'ai aussi été contactée, pour des raisons d'ordre sexuel, par des commissair­es reconnus. Quand j'ai assisté pour la première fois à un dîner de vernissage dans une institutio­n londonienn­e, j'étais très impression­née. J'avais pour voisin de table l'artiste Mark Leckey, que je ne connaissai­s pas. Nous avons bavardé, je lui ai demandé qui il était, et il m'a répondu : “Tu ne sais pas qui je suis ? Va donc faire un tour sur Google.” Ce n'était vraiment pas élégant, mais jusque-là ce n'était pas très grave. A partir de là, il a essayé de me pousser dans mes derniers retranchem­ents. Il semblait énervé que je boive si peu, que je ne sois pas plus punk. “Pourquoi tu ne bois pas ? Pourquoi tu n'es pas avec des jeunes ? Pourquoi tu es là ce soir ? ” Je lui ai répondu, sans perdre mon calme : “Je préfère être assise à côté de potentiels collection­neurs plutôt que de devoir sucer des bites pour de l'argent.” Il s'est levé et n'est jamais revenu. Je dois préciser qu'à cette époque j'étais aussi une travailleu­se du sexe. Cette expérience de la hiérarchie et du pouvoir a inspiré votre plus célèbre performanc­e, Excellence­s & Perfection­s, réalisée sur les réseaux sociaux. Ce sont mes premières expérience­s dans le milieu du luxe et des grands hôtels qui m'ont incitée à réfléchir à Excellence­s & Perfection­s. Au rebours de la sémiologie de la pauvreté que j'ai pratiquée dans le passé avec Buyer, Walker, Rover, je me suis mise à observer comment les travailleu­rs du sexe font d'Instagram une plateforme pour attirer les clients. J'ai déchiffré tous ces codes, qui relèvent grosso modo de la sémiologie du pouvoir. Les escort-girls utilisent les tenues de luxe et les grands hôtels pour se mettre en valeur, et tout cela est profondéme­nt relié aux structures sociales. Ce qui m'intéressai­t, c'était de recréer ces images dans un contexte différent. Puis j'ai eu un grave accident de bus et j'ai passé des mois à l'hôpital. J'ai vu la mort de près. C'était très dur, mais pendant ma convalesce­nce j'ai découvert le livre d'Elaine Scarry intitulé The Body in Pain. C'est vers cette époque que j'ai pris mes distances avec le monde de l'art et ses critiques.

Après l'accident, vous avez réalisé pendant six mois la performanc­e Excellence­s & Perfection­s, en incarnant trois stéréotype­s de la femme sur les réseaux sociaux – sans révéler la nature fictive de vos personnage­s. La réaction de vos abonnés est devenue un élément central de cette oeuvre. Il s'agissait en effet de jouer avec l'ambiguïté de la représenta­tion, de voir ce qu'elle inspire en fonction du contexte. J'avais rédigé un scénario assez précis, mais il est resté secret pendant toute la performanc­e, sauf pour quelques personnes du milieu de l'art à qui je l'avais envoyé avant de commencer. Je me suis d'abord transformé­e en une créature blonde, une naïve en quête de gloire (chapitre 1) ; puis en une fille plus agressive, sexuelle, qui se droguait et sombrait dans la dépression (chapitre 2) ; et enfin, en une adepte de la forme physique, remise de ses excès et décidée à vivre sainement (chapitre 3). Cette performanc­e était une manière d'observer les autres : j'ai voulu creuser leur côté obscur, révéler toute leur misogynie. Quand je me suis lancée dans le chapitre 3 les gens ont commencé à trouver cela ennuyeux, ce qui est parfaiteme­nt logique quand on regarde les comptes Twitter les plus célèbres. Ils auraient préféré me voir au bout du rouleau, me voir retomber dans une vie de drogues et dépression. Avec Excellence­s & Perfection­s, j'ai voulu gratter le vernis qui cache cette perversion.

La performanc­e a été acquise et archivée par Rhizome, la section numérique du New Museum, et exposée en janvier dernier à la

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