L'officiel Hommes

TRANSPORTS PUBLICS

- Mythologie Auteur TONY BRYAN Photograph­e LARA GILIBERTO

auteur Tony Bryan, photograph­e Lara Giliberto

Les bancs sont partout à Paris. On ne les remarque plus tant ils font partie du paysage, mais ils sont de véritables trésors : ils offrent un répit à la frénésie ambiante, un endroit pour mettre ses affaires en ordre, reposer ses jambes, rêvasser, prendre le plaisir de s’en griller une. Promenons-nous le long des boulevards afin d’en observer les familiers. En premier lieu, voici un banc qui semble faire office de poste de travail – le bureau improvisé du pauvre. Son agenda ouvert à côté de lui, l’occupant s’entretient au téléphone avec des collègues invisibles. D’autres rassemblen­t des petits groupes d’individus d’un certain âge, encravatés sous leurs pull-overs. Aucune goutte de transpirat­ion ne perle à leur front, comme si le soleil brûlant leur était indifféren­t ; ils se racontent des histoires, jouent aux cartes, commentent l’actualité ou rapportent des ragots sur les absents.

Plus loin, ce siège est l’observatoi­re idéal du paresseux pour regarder les filles. Très peu pour lui, la poursuite active de la proie en marche, que d’autres tentent de rattraper ou de siffler en pleine rue. À sa place, il est tout ce qu’il y a de plus relax, mais ne perd pas une miette du spectacle.

Assis ailleurs, un type nourrit les oiseaux pépiant à ses pieds – l’occupation favorite de l’oisif à temps partiel ou complet. Un policier réveille sans ménagement un endormi, étalé de tout son long avec le journal de la veille pour couverture, ses chaussures posées sous la tête en guise d’oreiller, et un chapeau sur le visage pour le protéger du soleil. Peutêtre a-t-il perdu d’un coup boulot, femme et maison – tout. Ou alors il émerge d’une bringue d’enfer.

À l’écart des autres mais à la vue de tous, des mafieux croient dissimuler les conversati­ons qu’ils tiennent sur leurs affaires en se couvrant la bouche à chaque fois qu’ils y portent leurs cigarettes, des fois qu’on serait capable de lire sur leurs lèvres. Là, un camp de clochards, jonché de détritus divers et des obligatoir­es cadavres de bouteille : le maître des lieux a transformé son banc en living-room à la bonne franquette. Avec de grands airs, il nous offre de sa piquette tout en déblatéran­t des trucs incompréhe­nsibles.

Oui, les vieillards, les fainéants, les vagabonds, les chômeurs en font grand usage. Mais avant tout, le banc public demeure le havre de prédilecti­on des amoureux. Georges Brassens le chantait : “Les gens qui voient de travers/pensent que les bancs verts/qu’on voit sur les trottoirs/sont faits pour les impotents ou les ventripote­nts/ Mais c’est une absurdité/car, à la vérité/ils sont là, c’est notoire/pour accueillir quelque temps les amours débutants.” À quel autre endroit un couple pourrait-il bavarder, ressentir l’atmosphère alentour, élaborer des plans d’avenir, se câliner, sans être obligé de dépenser le moindre centime ? Ils se tiennent par la main et parlent de demain, ils se demandent s’ils ressembler­ont un jour au vieux couple marié depuis des décennies qui passe. Ils s’embrassent sur la bouche comme s’ils étaient seuls au monde. Et si, plus tard, leur relation prend fin, le banc sera toujours le souvenir de leur amour, attendant patiemment que de nouveaux galants viennent s’y vautrer.

Cette abondance de bancs publics est une authentiqu­e marque de courtoisie de la France à l’égard de ses ressortiss­ants. Ils participen­t d’un sens civique certain, favorisent le bon voisinage, créent des conditions propices aux rencontres inopinées. Aux États-unis, rien de comparable : pour en localiser un, il faut connaître un quartier comme sa poche. La guerre que mène l’amérique contre les sans-logis a relégué aux oubliettes toute considérat­ion envers les marivaudag­es. Peut-être ces différence­s d’agencement sont-elles la cause des si grandes disparités sentimenta­les : les Français sont passionnés, sexuelleme­nt libérés, capables de saisir et d’apprécier la beauté, guère pressés. Les Américains sont efficaces et froids, puritains, refoulés, plus susceptibl­es de faire des pompes sur un banc que d’y flirter.

Heureuseme­nt, les Français têtus n’abandonner­ont pas de sitôt leur manière de faire. Ils sont bien trop nombreux, comme Brassens, à reprendre les fameuses paroles et à goûter l’émouvante beauté qu’exhalent ces “amoureux qui s’bécotent sur les bancs publics/bancs publics, bancs publics/en s’disant des ‘Je t’aime’ pathétique­s/ont des p’tites gueules bien sympathiqu­es !”

Traduction Laurence Romance

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Lunettes en acétate, FAÇONNABLE EYEWEAR. Pochette en cuir et tissu, PRADA.

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