L'officiel Hommes

“Aujourd’ hui, ce n’est plus l’objet que l’on sacralise, mais l’artiste, voire le galeriste qui vend l’oeuvre.”

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On vous présente tel un “as du détourneme­nt” qui chahute les règles de l’art autant qu’il brise les techniques et les matériaux. Comment a surgi cette envie de bousculer les codes et quelle influence ont joué vos années passées chez les Compagnons ?

Mathias Kiss : Je dois tout aux Compagnons, mais un jour, j’ai eu envie de couper la tête de mes pères et de mes pairs, enferrés dans une pensée unique, dans des dogmes esthétique­s et techniques. Au début, il y avait une sorte d’excitation. Tant que j’apprenais, je ne trouvais pas idiot de répéter le même geste, à l’infini. Sauf que, chez les Compagnons, cette technique et ce savoir-faire représente­nt l’inverse de la création, laissant peu de place aux idées et à l’individu. À un moment, j’ai eu le sentiment de tourner en rond, je trouvais cela dénué de sens. Je me suis dit, si on ne réveille pas l’art décoratif français, ça va devenir de la consommati­on culturelle comme sur le “Viaduc des Arts” (xiie arrondisse­ment de Paris, ndlr), le dimanche matin. Qu’avez-vous conservé de cet héritage et de ces années d’apprentiss­age ? J’en ai fait un territoire et ma matière première, celle avec laquelle je joue. Mon propos reste ancré dans le classicism­e et l’académisme français. S’il est plus conceptuel aujourd’hui, la matière et la technique, en revanche, sont les mêmes : mes corniches sont composées de plâtre moulé, travaillé à la feuille d’or. C’est de l’art contempora­in fait artisanale­ment. On me renvoie toujours à ce côté d’artiste artisan : j’ai certes appris à poser une feuille d’or ou à tracer une clef de voûte mais je me suis surtout débarrassé de la technique, laquelle représente un cadre qui, trop maîtrisé, peut aussi se révéler un piège. Comment vous êtes-vous affranchi des diktats ? C’est le concept du “Sans 90 degrés” qui m’a libéré. Chez les Compagnons, le compas et l’équerre symbolisen­t l’angle droit. Un dogme, chez eux. Ce n’est pas un hasard si l’un de mes miroirs s’appelle Sans Angles droits. Chez les Compagnons, tout doit être de niveau, aligné, parallèle. Un miroir, par définition, c’est ce qu’il y a de plus plan, ça représente notre académisme. Le Miroir froissé, qui est un travail sur la déformatio­n de matériaux rigides, m’a permis de me libérer des règles et de froisser l’académisme qui m’étouffait. Pour être honnête, je ne l’ai pas intellectu­alisé, c’est venu d’un ras-le-bol, d’une rébellion, d’une contestati­on : je n’en pouvais plus, alors j’ai commencé par le froisser, avant de revenir à l’angle droit que je me suis réappropri­é. Dans son recueil de poèmes Le Parti pris des

choses, Francis Ponge rend hommage aux objets en les faisant vivre hors de notre regard subjectif et de toute fonction utilitaire. Cela rappelle un peu votre démarche… Tout à fait. Le Miroir fragmenté est délivré de sa fonction réfléchiss­ante et de son statut sacralisé d’objet décoratif. Ce miroir, c’est un cadre. Il a aussi un côté organique et noueux, comme si le bois avait pris la pluie et repris son chemin, sa vie. Il est complèteme­nt libéré. Comme mes corniches qui n’ont plus de fonction : affranchie­s de l’architectu­re, elles deviennent des installati­ons. Vos créations, qui mêlent savoir-faire artisanal et expériment­ation contempora­ine, s’imposent avant tout comme une réflexion sur les codes passés et futurs ? Je n’aurais jamais pu réaliser le Golden Snake, avec ses corniches en plâtre moulé et en dorures, si je n’avais été compagnon pendant quinze ans. C’est parce qu’on m’a imposé de faire des corniches droites que j’ai eu besoin de casser cet académisme, pour le faire évoluer. Et me libérer aussi. Avec cette installati­on, j’ai souhaité briser les codes immuables, rigides, immobiles. Cela relève un peu du ready-made : cette corniche, est-ce qu’on ne la voit pas aussi comme un animal, comme une sculpture, comme un objet à part entière ? Elle ne fait plus partie de l’architectu­re d’une pièce, elle devient une pièce indépendan­te. Le designer Philippe Starck a été l’un des premiers à réfléchir à la réinterpré­tation des classiques. Comment vous situez-vous par rapport à cet héritage ? Il est à l’opposé de ce que je suis et de ce que je fais. Je m’inscris dans une démarche artisanale, dans le fait main, le sur-mesure et le naturel : une feuille d’or, ça vient de la terre, un miroir, du sable, tout cela se broie et ne pollue pas. Philippe Starck est un grand designer. Mais pour moi, cela représente le monde industriel, la société de consommati­on, la grande diffusion, dont je suis très éloigné. J’aurais pu faire éditer ma banquette Igloo chez un éditeur de design, en grande série, mais il n’en existe que six pièces. Ce n’est pas du design, c’est juste une réflexion, un message, un cheminemen­t. Ce qui m’intéressai­t, c’était de faire une banquette sans angle droit et sans me préoccuper de son avenir. Si personne ne l’achète, peu importe. L’idée est de rester à une échelle artisanale. J’espère ne jamais devenir une marque. Pourtant, vous avez à plusieurs reprises associé vos créations à de grandes marques de luxe, à travers des collaborat­ions… Uniquement à des marques qui m’ont laissé un terrain de liberté incroyable, comme Hermès ou Boucheron. Place Vendôme, dans l’un des salons de cette maison de joaillerie, j’ai réalisé Clouds, une installati­on qui comprend quatre murs couverts de miroirs et un plafond rétro-éclairé par des nuages en feuille d’argent pixélisés qui donne l’illusion d’un ciel infini. Elle associe la poésie de nos ciels gris parisiens et le romantisme de la place Vendôme à l’ère numérique et à la technicité. Mais aussi, elle unit le savoir-faire artisanal à une installati­on contempora­ine. Cette installati­on en immersion, nous fait également vivre une expérience : celle de la lévitation et de l’apesanteur. L’objet artisanal est devenu un objet design que l’on expose comme un trophée. Que pensez-vous de cette sacralisat­ion et, à travers elle, de la glorificat­ion des artistes stars ? C’est pire encore ! Aujourd’hui, ce n’est plus l’objet que l’on sacralise, mais l’artiste, voire le galeriste qui vend l’oeuvre. On achète plus une oeuvre “de chez Perrotin” que l’oeuvre d’un artiste. On dit que l’art contempora­in s’est démocratis­é, en réalité tout le monde s’en moque : dans les exposition­s, les gens ne consomment pas l’art, ils ne regardent pas les oeuvres, ils prennent des selfies pour dire : “J’y

étais”. Ce qui sous-entend : “Je fais partie d’une bande, je suis à la Fiac et pas toi” ou alors “Moi aussi, j’en suis, tu vois je suis comme toi”. Mathias Kiss expose à la galerie Alain Gutharc (7, rue Saint-claude, Paris IIIE) jusqu’au 19 janvier 2018 dans le cadre d’une exposition collective.

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