RECHERCHE ET DÉVELOPPEMENT
VOYAGE AU CENTRE DU SON auteur Rémi Mistry
Véritable institution, peu connue du grand public, l’ircam s’apprête à fêter le cinquantième anniversaire de sa conception. Imaginé par le compositeur Pierre Boulez, ce centre de recherche publique unique au monde crée des passerelles entre prospective scientifique et création musicale. Immersion au coeur d’un fascinant laboratoire souterrain.
Au centre de Paris, à Beaubourg, sous la fontaine Stravinsky et ses sculptures bigarrées de Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, se cache un mystérieux microcosme tout entier dédié au son. Une ruche souterraine, conçue à l’abri des fréquences extérieures par Renzo Piano et Richard Rogers, dans laquelle s’affairent plus d’une centaine de SCIENTIFIQUES, D’ARTISTES ET DE CHERCHEURS MUS PAR LA MÊME APPÉTENCE pour la matière phonique. Ce laboratoire, c’est l’institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), né de la volonté du président Pompidou, qui souhaitait adjoindre une section musicale à son fameux Centre national d’art et de culture alors en pleine gestation. Chargé DÈS 1970 DE RÉFLÉCHIR AU SUJET, PIERRE BOULEZ, PAPE DE LA MUSIQUE contemporaine, imagina un lieu précurseur, comme un symbole de la modernité éclatante des Trente Glorieuses pompidoliennes, qui vivaient les prémices de la révolution informatique. Éclatante, mais aussi insolente pour certains, tant le projet, jugé coûteux, élitiste ou trop indépendant, divisa un milieu de la musique – et plus largement DE LA POLITIQUE – MÉFIANT.
RIGUEUR ET FANTAISIE
Près d’un demi-siècle plus tard, l’audacieux institut jadis contesté a grandi – une tour s’est élevée en 1990 pour lui apporter lumière et visibilité –, en se muant peu à peu en vénérable institution à la renommée mondiale, qui a accompagné l’avènement des nouvelles technologies. “Le principe général de notre action se résume à cette question : comment l’imagination d’un artiste va-t-elle rencontrer l’inventivité d’un chercheur ?”, explique Frank Madlener, directeur de l’institut depuis 2006. Ou comment faire le pont entre art et science : d’un côté l’intuition, le geste et la fantaisie, de l’autre, la rigueur le savoir-faire et la connaissance – deux domaines jugés un peu trop hâtivement antinomiques.
Déambuler dans les couloirs enfouis de l’ircam permet de percevoir cette cohabitation miraculeuse. Au hasard des allées, on pousse les portes de différents espaces futuristes, alternant les découvertes de toutes sortes, à commencer par des studios luxueusement équipés où, installés derrière un piano ou une console informatique, des artistes élaborent des pièces avant-gardistes. Chaque année, durant le mois de juin, l’ircam propose d’ailleurs un panorama de ces productions lors de son festival Manifeste. Et il ne s’agit pas seulement d’oeuvres purement musicales, car l’institut participe également à la conception D’OPÉRAS, DE FILMS OU D’INSTALLATIONS D’ART NUMÉRIQUE, AVEC TOUJOURS l’objectif d’apporter un élément novateur au processus créatif, comme l’utilisation d’un prototype d’instrument ou d’un logiciel d’intelligence ARTIFICIELLE.
COMME COUPÉ DU MONDE
Plus loin, autre espace, autre ambiance : l’ircam accueille en son sein un atelier de mécanique où l’on revient au concret, à la matière première. ICI SONT CRÉÉS OU MODIFIÉS DE NOUVEAUX INSTRUMENTS à COUPS DE CLÉ à molette et découpeuse laser. On appelle cela de la “lutherie augmentée”. On pourrait aussi parler des salles de cours où étudiants de
master et de doctorat apprennent à amalgamer techniques classiques de composition et expérimentations technologiques, de l’impressionnant espace de projection à l’acoustique modulable et au plafond mobile ou de la médiathèque, mais ce qui fascine le plus se trouve au détour d’un couloir et porte un nom peu commun : la chambre anéchoïque. Ses parois sont recouvertes d’innombrables dièdres en laine de verre ABSORBANTS ; ELLE FAIT FIGURE D’UNIVERS PARALLÈLE Où L’ÉCHO N’EXISTE PLUS. LA chose sert notamment à mesurer le rayonnement exact et la vibration d’un instrument dans l’objectif de modéliser et de recréer des sons. LITTÉRALEMENT COUPÉ DU MONDE, ON FINIT MÊME PAR ENTENDRE BATTRE SON COEUR. LES COURAGEUX QUI Y ONT PASSÉ DU TEMPS CONFIENT QUE L’EXPÉrience peut provoquer malaises et hallucinations, tant cette sensation inédite de silence absolu demeure prégnante. Elle est en tout cas un passage obligé pour ceux qui auraient le privilège de pénétrer dans les entrailles de l’institut.
SON ET PERCEPTION
RETOUR DANS LES COURSIVES PRINCIPALES, Là Où, DANS L’ENFILADE DE LABORATOIRES, DES SCIENTIFIQUES EFFECTUENT DES RECHERCHES QUI, SI ELLES SONT SOUVENT inaccessibles au commun des mortels, peuvent avoir une incidence plus concrète, en touchant notamment la culture populaire. Grâce à la création de logiciels de synthèse, les équipes de l’ircam peuvent par exemple altérer l’identité d’une voix. C’est avec ce procédé que le cinéaste Éric Rohmer a féminisé la voix d’un acteur dans Les Amours d’astrée et de Céladon ou que l’accent français de Gérard Depardieu a été gommé
DANS LA VERSION ANGLAISE DU film Vatel. Des travaux qui rejoignent ceux effectués sur l’immersion, une sensation de plus en plus recherchée alors que naissent de nombreux nouveaux mondes, en premier lieu dans les jeux vidéo ou les expériences de réalité augmentée.
“Aujourd’hui, on est capable de capter l’acoustique d’un lieu, comme la chapelle Sixtine, et de la transférer à un autre lieu, décrit Frank Madlener. C’est une technologie de pointe, avec des recherches au long cours. Une maison qui fait de la haute couture, en somme. Et lorsque l’ircam s’intéresse au design sonore, un domaine en pleine expansion, c’est comme passer au prêt-à-porter, un usage plus grand public des innovations qui ont été mises au point ici.” LE CENTRE A, PAR exemple, travaillé pour la SNCF en élaborant une signalétique sonore pour la gare Montparnasse, pour Renault en concevant le son émis en continu par sa voiture électrique ou pour la marque de champagne Krug en composant la bande-son d’une dégustation, censée sublimer les arômes du breuvage. “On collabore beaucoup avec des marques, notamment du luxe et de la mode, qui ont envie d’avoir une signature sonore qui leur appartienne. On étudie ainsi ce que véhicule un son : quel descripteur, quelle humeur, quelle émotion… Ces recherches nous portent vers l’avenir, dans des champs comme la perception et la cognition.” Désormais, où que vous soyez, tendez bien l’oreille, il se pourrait que l’ircam soit pour quelque chose dans les sons qui infusent votre environnement quotidien.
“On collabore beaucoup avec des marques, notamment du luxe et de la mode, qui ont envie d’avoir une signature sonore qui leur appartienne.” FRANK MADLENER
L’IRCAM A CONÇU L’ENVIRONNEMENT SONORE DE L’EXPOSITION “LE RÊVEUR DE LA FORÊT” AU MUSÉE Zadkine, à Paris, jusqu’au 23 février 2020. ircam.fr