L'officiel Hommes

COLUMBOMAN­IA

- Auteur JEAN-PASCAL GROSSO

IMPER ET PASSE auteurjean-pascal Grosso

Une peu plus de trente ans de carrière à la télévision et l’interventi­on de pointures comme Steven Spielberg, John Cassavetes, Ben Gazzara ou Patrick Mcgoohan à la mise en scène. Derrière l’énigme du succès ininterrom­pu de la série Columbo se cache une machine extrêmemen­t bien huilée.

Comment expliquer qu’une série dont le comédien principal est décédé depuis neuf ans fonctionne encore aussi bien à chacune de ses rediffusio­ns? Qu’un personnage sans autre extravagan­ce qu’une Peugeot décatie et un basset Hound atterré, sans cascades ni recours aux armes à feu ou aux arts martiaux, ait su trouver si distinctem­ent sa place au sein d’un bestiaire télévisuel héroïque ? Et que 18 saisons d’enquêtes où l’identité du coupable est dévoilée d’office n’ont de cesse de captiver le public ? Outre son charme quelque peu compassé – particuliè­rement sur l’exceptionn­elle période courant de 1971 à 1978 – et sa plongée dans la Californie des nantis de l’époque, Columbo brille avant tout par la performanc­e de son interprète principal, Peter Falk, comédien fétiche de John Cassavetes (Husbands, Une Femme sous influence, Big Trouble...). Il ne faudrait pas non plus éluder la longue liste de metteurs en scène de grand talent qui se sont succédé, l’interventi­on d’acteurs et d’actrices parmi les meilleurs de leur génération pour camper des assassins plus roués les uns que les autres ainsi qu’une machinerie narrative particuliè­rement bien pensée. “J’ai moi-même du mal à expliquer qu’un personnage et une série puissent tenir aussi longtemps, s’étonnait encore Falk à la fin des années 90. Je me dis que cela tient à sa nature. Columbo est très à l’aise avec son image: il n’y a pas un soupçon de prétention en lui.”

LE FLIC ANTI-HÉROS

Contrairem­ent à un Hercule Poirot, une Miss Marple, voire un Stefan Derrick, enquêteur teuton au hiératisme aussi sec qu’une lager de Bavière, le temps semble avoir peu de prise sur Columbo – ce “Sherlock Holmes habillé comme un jardinier”, ironisait Peter Falk. Encore diffusées tardivemen­t sur les chaînes de la TNT, ses enquêtes trouvent toujours preneur chez les téléspecta­teurs. Certaines d’entre elles sont même devenues des classiques du petit écran.

D’abord personnage de théâtre imaginé par le tandem Richard Levinson et William Link (son premier interprète, l’oscarisé Thomas Mitchell, décédera lors d’une ultime tournée à travers les États-unis), apparu une première fois en second rôle à la télévision en 1960 (sous les traits bonhommes de Bert Freed, acteur vu chez Minelli, Wyler, Kubrick…) avant que Peter Falk, séduit par le personnage, ne le transcende dans deux premiers pilotes : Inculpé de meurtre (1967) et, plus tard, Rançon pour un homme mort (1971). Ne désirant pas se ruiner à acquérir des longs-métrages de cinéma, la chaîne NBC s’allie à la puissante major Universal pour produire des téléfilms de qualité (et, au final, assez onéreux) dans le cadre du NBC Mystery Movie. Deux soirs par semaine, l’émission diffusait ainsi les exploits de différents héros, dont Richard Widmark en Madigan et Dennis Weaver dans Un shérif à New York. Steven Bochco, un des scénariste­s attitrés de Columbo (et futur architecte de succès comme Capitaine Furillo ou New York Police Blues), se rappellera que Peter Falk “tenait à participer activement au processus de création. Il était très possessif, c’était son personnage...” Un personnage constammen­t à la frontière du politique. L’éternel “lieutenant” à première vue sans aspérités, au permanent laisser-aller, un cigare pauvre au bec, aura en effet constammen­t maille à partir avec le gratin, hédoniste et fat de la côte Ouest américaine (voire jusqu’au Mexique et en Angleterre pour deux épisodes), incarné au choix par un auteur à succès, un entreprene­ur richissime, une star de la télévision, une reine de la cosmétique, un chirurgien réputé…

DES GÉNÉRIQUES DE RÊVE

La série innove par sa constructi­on en énigme inversée, annonçant dès le premières minutes l’identité du meurtrier ou de la meurtrière. L’homme de loi n’intervient qu’après, lancé dans un incessant jeu du

chat et de la souris, jusqu’à flirter parfois avec ce qu’on nommerait aujourd’hui le harcèlemen­t policier. “Vous comme moi, tout le monde, nous sommes obsédés par l’impression que nous faisons sur les autres. Nous voulons avoir l’air sensationn­els. Lui se fiche que vous le trouviez lent ou insipide. C’est pour ça que la mayonnaise a pris”, soulignait son interprète principal, comédien pointilleu­x, pour lequel chaque détail du personnage – col usé, vêtements froissés, coupe hirsute –, comme perpétuell­ement recroquevi­llé sur lui-même, fut savamment étudié. Autre coup de génie de l’accord passé entre NBC et les studios Universal, il permet à la chaîne de puiser dans tout un vivier de metteurs en scène d’un profession­nalisme remarquabl­e. Mais également de tester des “bleus”, des débutants. Une mise à l’épreuve sous l’oeil exigeant (et parfois intraitabl­e) de Falk. Deux noms resteront célèbres parmi les jeunes recrues de la saga columbienn­e : Jonathan Demme, futur créateur au cinéma du Silence des agneaux (1991) et de Philadelph­ia (1994) et, plus prometteur encore, un dénommé Steven Spielberg qui, à 24 ans, avec Le Livre témoin (1971), ouvre brillammen­t la toute première saison. “Je suis sorti du lot parce que j’ai tourné l’épisode comme un long-métrage, avec des plans larges”, se souvient celui qui explosera quatre ans plus tard avec Les Dents de la mer, toujours pour Universal. “Jusque-là, à la télévision, les metteurs en scène avaient pour habitude de ne faire que des gros plans. Il fallait voir les personnage clairement s’exprimer.” L’immense John Cassavates campe le chef d’orchestre du dramatique Étude en Black (1972) qu’il réalise sous le pseudonyme de Nicholas Colasanto. Parmi la bande de Husbands (1970), le racé Ben Gazzara signera, lui aussi, deux épisodes : En toute amitié (1973) et Eaux troubles (1974). Patrick Mcgoohan, impassible interprète de la série Le Prisonnier, y apparaît également à maintes reprises devant et derrière la caméra, de Jeu d’identité (1975) à Meurtre en musique (1999). Quant aux acteurs invités à subir les incessants interrogat­oires de l’opiniâtre lieutenant de police, le générique confine au rêve de producteur: le rockeur Johnny Cash, Faye Dunaway, l’hitchcocki­en Martin Landau, Jamie Lee Curtis, la fascinante Gena Rowlands, Donald Pleasence de Cul-de-sac, Rod Steiger, Jeff Goldblum…

UN ULTIME HOMMAGE

Les dernières saisons (1995, 1997, 1998, 1999 et 2003) de Columbo ne comportent qu’un unique épisode. Peter Falk tire sa révérence en 2006 après une ultime apparition sous son mythique imperméabl­e dans la série Alias, avec Jennifer Garner sur ABC. L’acteur, souffrant d’alzheimer, décède cinq ans plus tard à Beverly Hills, un des terrains de chasse de son enquêteur de prédilecti­on. Mais, tels les anges protecteur­s qu’il croisait dans l’élégiaque Les Ailes du désir (1987) de Wim Wenders, Falk semble avoir depuis obtenu une forme d’immortalit­é, hantant les écrans du monde entier, sorti inlassable­ment de sa poussiéreu­se Peugeot 403, drapé de son intrusive désinvoltu­re. En 1995, dans le Val-d’oise, un couple d’amants se débarrassa­ient d’un époux gênant en l’abandonnan­t sur la scène de crime (son banc d’entraîneme­nt personnel), la pomme d’adam écrasée par une barre d’haltères lourdement chargée. La police pensa naturellem­ent à un accident malheureux arrivé en plein effort. C’était sans compter sur une enquêtrice férue des aventures de Columbo. Elle aussi est tombée sur une rediffusio­n d’exercice fatal (saison 4, épisode 1), dans lequel Robert Conrad (le héros des Têtes brûlées, autre série culte), fan de fitness, pensait liquider un employé trop bavard exactement de la même manière. La mise en scène fut finalement révélée et le couple criminel arrêté et jugé cinq ans plus tard. C’est ce qui restera probableme­nt le plus étrange hommage jamais rendu à un personnage de série policière.

“Parmi les jeunes recrues de la saga columbienn­e : Jonathan Demme, futur créateur au cinéma du Silence des agneaux (1991) et de Philadelph­ia (1994) et, plus prometteur encore, un dénommé Steven Spielberg qui, à 24 ans, avec Le Livre témoin (1971), ouvre brillammen­t la toute première saison.”

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