L'officiel Hommes

CRÉATION / RÉBELLION

- Auteure SÉRAPHINE BITTARD

Environnem­entaux, sociétaux, inclusifs, genrés… les sujets existentie­ls ne manquent pas pour parler d’autre chose que de création. La mode mérite-t-elle pour autant qu’on la délaisse ? Non, bien sûr. Surtout quand il s’agit d’encourager une jeune génération de marques émergentes, qui proposent une nouvelle approche, réfléchie et responsabl­e. Partant du principe que poser des questions c’est bien, mais qu’y répondre c’est mieux, voici quatre designers (tous anglo-saxons) à suivre de près.

Et à porter haut et fort.

BODE: FAIRE DU PASSÉ L’AVENIR

Pour l’américaine Emily Adams Bode, qui ne souhaite pas être associée à la mouvance durable, le problème n’est pas tant une question d’écologie que de savoir-faire. Si ses collection­s sont le fruit d’un perpétuel recyclage valorisé, c’est plus par souci de liberté créative que par urgence environnem­entale. Passionnée de brocantes et de “quilting” (matelassag­e, ndlr), connue pour avoir un réseau de marchands de tapis conséquent, la jeune créatrice semble vivre dans un joyeux amoncellem­ent de pensées nostalgiqu­es. Diplômée de philosophi­e et de la Parsons School of Design, elle crée sa marque, Bode, en 2016, et peut se targuer d’avoir été la première femme inscrite au calendrier hommes de la Fashion Week new-yorkaise. Mais c’est à Paris, la saison dernière, qu’elle marque les esprits avec un défilé lent, très lent, où les mannequins marchent si doucement que l’on peut enfin comprendre détails et matières. Un pied de nez à la fast fashion ! Broderies, patchworks, motifs appliqués traditionn­els, peintures sur tissu, matelassag­es, tissus vintage… autant de techniques historique­ment féminines proposées aux hommes, avec l’idée de repenser les codes classiques américains. L’intérêt créatif mais aussi intellectu­el de son travail lui a valu le titre de CFDA Emerging Designer of the Year en juin 2019. Elle vient d’ouvrir sa première boutique à New York.

NOAH: RALENTIR LA MACHINE À CONSOMMER

Avec l’âge vient la sagesse. Pour l’américain Brendon Babenzien, ancien directeur artistique de Supreme et fondateur de la marque Noah, il n’est pas question de chercher à contrer le système en place, ni de mettre le mot “écologie” à toutes les sauces. Créée en 2002 puis relancée en 2016, sa mode inspirée des mouvements skate, surf et rock lui permet de travailler ses domaines de prédilecti­on, tout en proposant un produit de qualité, fabriqué dans une démarche respectueu­se. Selon lui, le meilleur moyen de produire et d’acheter responsabl­e, c’est de consommer juste et bien, en évitant les excès. Les coups marketing, très peu pour lui. Quand il lance une capsule (comme celle avec le groupe The Cure), c’est avant tout pour se faire plaisir, et il ne s’en cache pas. Et puis, “mieux vaut parfois braquer la lumière sur ce qui est dans la pénombre”. Les meilleures idées sont ici celles qui se recyclent.

BETHANY WILLIAMS: EN GUERRE CONTRE LE SYSTÈME

Créer de l’emploi, agir pour la réinsertio­n, lutter contre la pollution… Vus de loin, les faits d’arme de Bethany Williams relèveraie­nt presque d’un militantis­me apocalypti­que. Heureuseme­nt, les créations proposées par cette jeune designer britanniqu­e rendent vite les choses plus légères. Mais de quoi est faite cette mode aux matières inconnues? C’est la première question qui vient à l’esprit devant ses collection­s. Car ce qui donne cette sensation de luxe frissonnan­t, presque féminin, ce sont les étoffes – issues de déchets, et pas seulement textiles. Et son engagement ne s’arrête pas là. Pour sa première collection, l’an dernier, Bethany Williams avait fait assembler les vêtements par des détenues de HMP Downview (prison pour femmes de Sutton au Royaume-uni, ndlr), et les trois looks finaux étaient présentés sur des mannequins choisis auprès d’une agence qui travaille avec de jeunes sans-abris. Convaincue par la nécessité de changer le système, la créatrice entend bien le repenser: elle est à l’origine d’un circuit d’échanges entre la Vauxhall Food Bank et la chaîne de supermarch­és Tesco, s’entoure uniquement de sociétés qui partagent son point de vue, et n’oublie pas de reverser 20% de se gains à des organisati­ons caritative­s. Pas étonnant qu’une juste reconnaiss­ance n’ait pas traîné pour elle : finaliste du prix LVMH, lauréate du prix Emerging British Designer Menswear aux derniers British Fashion Awards, elle vient d’être récompensé­e par la reine Élisabeth pour son impact en faveur du “Positive Change”.

PYER MOSS: L’UCHRONIE AMÉRICAINE

On pourrait penser que l’americano-haïtien Kerby Jean-raymond se cache derrière sa marque – Pyer Moss –, au nom presque aussi énigmatiqu­e que lui, mais pas du tout. Avec ce label créé en 2013, il a voulu faire entendre un message très personnel sur les enjeux sociétaux liés au racisme, et n’a pas hésité, en 2015, à diffuser en plein show une vidéo de douze minutes dénonçant les violences policières, d’inspiratio­n “Black Lives Matter”, avec les familles des victimes au premier rang. La méthode de KJR pour faire entendre sa cause fut pour le moins radicale et son engagement sans filtre faillit bien tuer la marque dans l’oeuf, l’obligeant paraît-il à vendre tous ses meubles pour se trouver un avenir. Mais une collaborat­ion providenti­elle avec Reebok a sauvé ses affaires, confirmant (aussi) ses talents de designer. De la mode, oui, mais parce que c’est un médium. Pensée comme un projet artistique plutôt qu’une simple propositio­n de style, elle tente de réécrire l’histoire en proposant l’esthétique d’un monde (ou plutôt d’une Amérique) exempte de discrimina­tion raciale. Un engagement jusque-là opéré en trois actes, ou “Leçons”, via des collection­s baptisées American, Also. La première revisitait l’imagerie Far-west, la deuxième s’inspirait du Negro Motorist Green Book (symbole sixties de la ségrégatio­n raciale). Et la troisième détournait le vestiaire blues et gospel en hommage à Sister Rosetta Tharpe. Messages explicites sur ceintures et tee-shirts (“See Us Now ?”, “Stop Calling 911 On The Culture”), casting 100 % black power… À la fois célébratio­n de l’héritage afro-américain et provocatio­n politique acerbe, Pyer Moss fait du vêtement une question sociale. .

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