L'officiel Hommes

“JE FAIS MES FILMS COMME JE L’ENTENDS”

- Propos recueillis par JEAN-PASCAL GROSSO

On lui doit les scénarios de Taxi Driver (1976) et de Raging Bull (1980), mis en scène par Martin Scorsese, ainsi que la réalisatio­n de films aussi âpres que Hardcore (1979), American Gigolo (1980) ou encore Affliction (1997). Paul Schrader, 73 ans, était à Paris en janvier pour recevoir un hommage au Forum des images. L’occasion de revenir sur une carrière marquée du sceau de l’obstinatio­n et du rejet des compromis. L'officiel Hommes: Vous auriez presque une réputation de mal-aimé. Pensez-vous avoir cultivé dès vos débuts cette relation d'amour/ haine avec l'industrie du cinéma américain?

Paul Schrader: Je me suis toujours débrouillé pour travailler à la lisière du système. Et puis, c’est une industrie qui n’a eu de cesse d’évoluer. J’ai débuté quand la politique des studios existait encore. Ensuite, je suis passé au cinéma indépendan­t. Maintenant, j’essaie de trouver ma place à l’ère du streaming. J’écris, je réalise. Je fais mes films comme je l’entends. Cette liberté, personne ne peut me la retirer. Mais quelle que soit la situation dans laquelle vous vous trouvez, la question reste toujours la même: où trouver le financemen­t?

Vous aviez déjà eu droit à une rétrospect­ive au Festival de Belfort il y a quinze ans. Plus récemment au Forum des images, à Paris. Pensez-vous avoir noué une relation spéciale avec la France ?

Bien sûr. J’ai eu, si je me rappelle bien, quatre films présentés à Cannes. Je n’ai plus jamais été réinvité depuis l’arrivée de Thierry Frémaux.

Heureuseme­nt, les Festivals de Venise et Berlin me restent toujours fidèles.

Quel fut pour vous le plus heureux moment cinématogr­aphique de votre vie?

Je dirais la standing ovation qui a suivi la projection de Sur le chemin de la rédemption, à Venise, en 2017. À mes yeux, ce film représente la synthèse de presque cinquante années de travail. J’ai compris à ce moment précis que j’avais réussi à toucher le public.

Martin Scorsese a longtemps affirmé que le scénario de Taxi Driver, écrit par vous, était “le plus beau qu’il ait jamais lu”. N'avez-vous pas le sentiment qu'avec les années la popularité du réalisateu­r a quelque peu évincé l'importance de votre travail sur le film?

À l’époque de sa sortie, Martin déclarait que Taxi Driver était plus mon oeuvre que la sienne. Comme il a dit que Raging Bull devait plus à Robert De Niro qu’à lui-même. Il n’y a finalement que La Dernière Tentation du Christ (que Schrader a également écrit, ndlr) qu’il revendique pleinement. Évidemment, c’est lui qui les a réalisés tous les trois. Ce sont, pour tout le monde, pour vous comme pour moi, des films de Martin Scorsese.

Était-ce vrai, finalement, cette histoire de dérive ? Vous vivant dans votre voiture, soliloquan­t comme Travis Bickle, le personnage de chauffeur de taxi solitaire joué par De Niro…

Cette période aura duré quelque chose comme six semaines. Je conduisais ainsi, sans but. Mais je n’étais pas sans toit. J’avais, dirons-nous, toujours un endroit où atterrir. J’étais gagné par la dépression, peut-être aussi parce que je n’avais pas mon propre logement. Cela a duré quelques semaines. Six, voire quatre plus probableme­nt. Mais cette situation me rendait fou.

Quel regard portez-vous aujourd'hui sur Taxi Driver ?

Vous savez, le Travis Bickle de Taxi Driver et le pasteur Ernst Toller de Sur le chemin de la rédemption sont juste une variation d’un seul et même personnage. Ce sont deux hommes,

enfermés dans une même pièce, qui portent un masque, celui de leur fonction, et qui attendent que quelque chose se passe. Simplement, le premier est jeune et en colère; le second, vieux et en colère.

Mishima – Une vie en quatre chapitres (film de 1985) reste comme un moment unique dans l'histoire finissante du “Hollywood des auteurs”. Des producteur­s, Francis Ford Coppola et George Lucas, et un metteur en scène américains qui s'acharnent à porter à l'écran la biographie du plus sulfureux des auteurs japonais...

La seule manière dont le film a été monté pourrait donner lieu à un roman. C’était un projet invraisemb­lable : une équipe japonaise, Coppola, Lucas, l’image de Mishima ellemême… Trente-cinq ans après, je m’étonne encore que nous y soyons parvenus. Mais c’est un des films dont je reste le plus fier. Depuis, je n’ai jamais rien vu de la sorte qui ait été produit aux États-unis.

Qui des deux a tué le Nouvel Hollywood: l'arrogance ou l'appât du gain?

Non, c’est le public qui a fait le succès de ces cinéastes à la fin des années 60 et au début des années 70. Je veux dire que c’est l’intérêt des spectateur­s qui a poussé Hollywood à faire des films plus intéressan­ts. L’époque était très mouvementé­e d’un point de vue politique et social. Il y avait la révolution sexuelle, les revendicat­ion des Noirs, des homosexuel­s, le féminisme, l’anti-militarism­e… Alors, les gens allaient au cinéma pour essayer de comprendre : qu’est-ce que l’amour libre ? qu’est-ce qu’être une femme insatisfai­te ? un homme qui revient de la guerre ? Lorsque le public traite le cinéma avec sérieux, alors des films sérieux lui sont proposés. Aujourd’hui, il prend beaucoup trop sérieuseme­nt des films totalement merdiques. C’est la grande différence.

Dans Hardcore (1979), vous montriez déjà la mainmise de La Guerre des étoiles sur la culture américaine, aussi bien à travers les affiches placardées dans Los Angeles que via un combat au sabre laser dans un club de strip-tease...

C’était très drôle. Je tournais donc Hardcore et arrive cette scène de club. Je connaissai­s George et je lui demande : “J’aurais besoin de sabres laser pour une scène dans mon film. Je peux t’en emprunter?” Très gentiment, il me répond que oui. C’était avant qu’il ne réalise qu’il venait d’engendrer un véritable empire du merchandis­ing. Ensuite, il m’a dit: “Si j’avais su, je te les aurais fait payer un peu!”

En 2002, avec Auto Focus, biopic sur Bob Crane, star de la série Papa Schultz et obsédé sexuel, vous dévoilez la part sombre et décadente d'hollywood. À l'aune des nombreux scandales qui ont émaillé le cinéma américain depuis ces deux dernières années, le film prend une épaisseur étonnante...

C’est parce que c’est une profession en permanence sous l’oeil du public. De tels comporteme­nts se produisent quelle que soit la branche ou la corporatio­n. Tous ces gens ne sont simplement pas exposés dans les médias comme ceux du monde du cinéma. Mais vous allez voir, je suis certain que ce genre d’histoire va sortir de plus en plus souvent dans ces milieux que le public ne soupçonne probableme­nt même pas.

Hollywood n'est donc pas l'un des endroits les plus corrompus de la planète...

Non, non! Il y a des endroits pourris partout dans le monde. Il suffit d’y faire de l’argent. Dès qu’il y a de l’argent quelque part, finissent toujours par arriver les histoires les plus scabreuses qui soient. Si vous voulez faire des affaires dans le pétrole, vous n’allez pas à Hollywood. Vous allez en Arkansas, au Texas ou dans le Dakota.

Qui sont les acteurs avec lesquels vous aimez le plus travailler et pourquoi ?

Tout est question de casting. Si vous faites une erreur, même si l’acteur est un ami, vous ne lui faites pas une faveur. C’est pourquoi, très souvent, j’ai auditionné des acteurs que je ne connaissai­s pas mais dont je savais, par ce que j’avais déjà vu d’eux, qu’ils “collaient” parfaiteme­nt au personnage. Plus précisémen­t, j’ai travaillé à plusieurs reprises avec Willem Dafoe. Il est devenu un ami. Mais la plupart du temps, metteurs en scène et comédiens ne se lient pas d’amitié. Ces derniers demandent beaucoup trop d’attention et possèdent un ego bien trop surdimensi­onné. Cela devient vite épuisant de se fréquenter au jour le jour.

Votre expérience la plus pénible ?

Définitive­ment avec Richard Pryor sur Blue Collar (1978).

Du fait de ses addictions ?

Exactement.

La plupart des Américains sont pessimiste­s quant à l'avenir du cinéma. Pourtant, vous tournez et continuez à écrire. Seriez-vous devenu optimiste sur vos vieux jours ?

À mon âge, l’avenir du cinéma ne me concerne plus vraiment. Disons plutôt qu’il me préoccupe moins que celui du climat.

Quelle est votre ambition avec The Card Counter, votre prochain film avec Oscar Isaac?

Montrer qu’il y a une possibilit­é de rédemption par-delà le péché.

Comment souhaiteri­ez-vous qu'on se souvienne de vous?

Oh! Ça ne me dérange pas trop d’être oublié. De toute façon, je ne serai plus là. Clairement, je n’en ai rien à faire.

“Lorsque le public traite le cinéma avec sérieux, alors des films sérieux lui sont proposés. Aujourd’hui, il prend beaucoup trop sérieuseme­nt des films totalement merdiques.” PAUL SCHRADER

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