EN MODE REWIND
C’est un secret de polichinelle: la mode est toujours en avance sur son temps, du moins dans l’organisation des défilés. Dictant un an à l’avance de quoi sera fait l’air du temps, visant la prochaine génération, elle ne fonctionne plus qu’au rythme des clics, au point d’épuiser ceux qui la font. Mais si les collections sont tournées vers le futur, l’inspiration, elle, a élu domicile dans le passé. De quoi tirailler un présent qui ne sait plus où donner de la tête.
Génération X, Y, Z… Les sociologues semblent être arrivés au bout de l’alphabet. De moins en moins adaptées au monde, mais de plus en plus à même de le changer, les générations se succèdent, faisant chacune l’objet de débats, entre leurs multiples noms et revendications. Le marketing a pris le train en marche et il se passe rarement une journée sans tomber sur le mot millennials, dont on ne sait plus ce qu’il désigne, tant il a été digéré par la culture populaire. Éternellement vus comme des ados rebelles, nés avec internet, les plus vieux d’entre eux auront bientôt 40 ans, et les plus jeunes 24 ans. Au vingtième anniversaire d’un millénaire plus jeune qu’eux, ne serait-il pas temps de passer à autre chose?
Septembre 2019: Demna Gvasalia quitte le collectif Vetements, dont il était l’un des membres fondateurs. Au même moment, Virgil Abloh se fait prescrire une mise au repos de trois mois, histoire de déconnecter du rythme effréné qu’impose la direction artistique de Louis Vuitton et Off-white. Ces deux designers de la nouvelle génération, un Géorgien et un Américain, qui partagent une passion pour le streetwear et des parcours atypiques, peuvent se vanter d’avoir changé la mode des années 2010. Bien qu’elle phagocyte la pop culture, conteste l’ordre établi et détourne le vêtement pour habiller le nouveau millénaire, leur vision reste malgré tout l’aboutissement d’un processus plus ancien… Au début du siècle dernier, en 1917, une oeuvre déconcertante allait définitivement changer la définition de l’art contemporain: Marcel
Duchamp crée sa célèbre Fontaine, un urinoir retourné signé R. Mutt. Aujourd’hui, on peut voir ce ready-made dans plusieurs musées du monde, et pour cause : les originaux ont été perdus et toutes les oeuvres sont des reproductions. Ce qui, pour la première fois, n’a plus aucune espèce d’importance car l’art – par assemblage, retournement, signature – vient de quitter la technique pour devenir une idée. Le ready-made aurait-il inspiré le ready-to-wear, popularisé en France dans les années 50 sous le nom de prêt-à-porter ?
So what?, aurait-dit Andy Warhol qui, à l’instar de Duchamp, affichait un penchant marqué pour la reproduction (sérigraphique)! La star du pop art, qui avait débuté par l’illustration de mode, ne disait-il pas que “gagner de l’argent est un art, et réussir une affaire est le plus grand des arts” ? Un constat raccord avec une époque prompte à transformer la pop culture en argument de vente… au point que la Peacock Revolution (associée à l’explosion des mods ) marqua les débuts commerciaux du menswear, estampillé du buzz word “rebelle ”. Dès les années 70, la contre-culture devient l’apanage du consumérisme. De quoi accélérer la machine capitaliste, surtout qu’à l’est on est encore bien loin de ce genre de considérations. En 1988, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, un certain Martin Margiela présente son premier défilé femme à Paris, probablement sans savoir qu’il est en train de faire entrer la mode dans l’ère post-moderne.
Et voilà qu’en 2014, la mode encense un collectif de créateurs fantasques nommé Vetements, dont le nom (sans accent) est un manifeste à lui tout seul. À sa tête, Demna Gvasalia, né en 1981 (date consensus du début de la génération millennials), passé par l’économie internationale avant de tomber dans l’antwerp Academy of Fine Arts, responsable des collections femme chez Margiela après le départ du créateur en 2009, puis designer senior womenswear chez Louis Vuitton, et enfin intronisé chez Balenciaga, qui lui doit sa résurrection du moment. En plein boom streetwear, il fait preuve d’originalité avec ses références au consumérisme ambiant. Le designer a commencé Vetements “par ennui de la mode”. Son esthétique crue, son regard acerbe sur l’actualité, sa communication hors pair via les réseaux sociaux et ses collaborations au rythme soutenu en ont fait l’éclaireur de la génération Y et une machine commerciale de guerre (à se demander quel était le message derrière le T-shirt “Kapitalism”!). Son départ du collectif annoncerait-t-il la fin de ce coup de gueule contestataire ? Le designer, lui, considère avoir accompli sa mission et changé la mode. En 2013, soit un an avant lui, l’américain Virgil Abloh lance sa marque Off-white, label streetwear haut de gamme, dont la signature aux diagonales noires et blanches, n’est pas sans rappeler La Trahison des images, d’un certain René Magritte. Originaire de Chicago, ce diplômé en architecture (et génie civil) estime que Duchamp est la “jurisprudence qui valide ce qu’il fait”. Son obsession de faire cohabiter l’art et la rue pour établir un nouveau luxe contemporain est sans nul doute ce qui lui a valu la place de directeur artistique des collections hommes de Louis Vuitton en 2018. Contre toute attente, il annonce (notamment dans une interview donnée au Journal du Luxe en début d’année) la fin prochaine de l’ère streetwear qu’il estime révolue, et dont il prédit qu’elle sera remplacée par celle du vintage.
Peu après le départ de Demna Gvasalia, Vetements annonçait une collaboration avec Star Wars, à l’occasion d’un énième épisode de la saga. Ce n’est pas une nouveauté, la culture comics et “sci-fi” popularisée dans la seconde moitié du xxe siècle nourrit depuis longtemps les tendances, et les défilés printemps-été 2020 semblent jouir d’une jeunesse éternelle.
Hoodie Star Wars chez Etro, T-shirt Bruce Lee chez Dsquared2, imprimés petits bolides et cassettes audio chez Prada et Versace, page de BD ou cahier de cours gribouillé chez MSGM... Le progrès serait-il dans la régression? Le menswear cherche le réconfort dans un recyclage permanent. Et cette nostalgie fantasque se voit jusque dans les campagnes publicitaires des marques, avec celles de Gucci en acmé.
L’ÈRE DU “STYLE POSTING”
Autre marqueur de cette nostalgie vintage, la musique. Plus encore que tous ces mods, beatniks, hippies ou glamrockers, voilà que les punks reprennent du service, réactivant l’hymne “No Future”. Ce serait donc la “next big thing” ? Les terminologies abondent : post-punk, post-modernisme, post-subculture, génération Z… Mais qu’y aura-t-il après le Z? La mode s’endort sur les lauriers du xxe siècle, et rêve de post-postérité. Pendant ce temps-là, les jeunes mélangent luxe et fripe, pouvant arborer en un seul look un tailleur Teddy Boy, un T-shirt punk, un jean des années 60, des sneakers de skater, un maquillage glam, un sac Balenciaga… et balancer le tout en selfie, via un filtre imitation polaroid, sans se préoccuper de s’identifier aux subcultures qu’ils empruntent. La fameuse “youth culture” du troisième millénaire est devenue cannibale, dévorant la youth culture précédente sans autre velléité que de jouer avec. On assiste à un véritable “style surfing”, idée introduite par l’anthropologue Ted Polhemus à la fin du xxe siècle. La dernière subculture, selon lui, serait celle des clubbers, qui se permettent d’être un soir hippie et le lendemain grunge, quand ils ne sont pas les deux en une seule nuit. Une façon de consommer le style qui s’apparente à surfer sur le web. À l’heure des réseaux sociaux, on serait tenté d’aller plus loin dans la comparaison, en parlant de “style posting”. Un tour sur Instagram, et l’on comprend que le vêtement est plus que jamais une image, et que la marque s’est transformée en super hashtag : #balmainarmy, #guccigig… Autant D’ADN communautaires de marques mitonnés à la sauce du siècle, et calqués sur ces fameuses subcultures restées, elles, au siècle dernier.
“Les jeunes mélangent luxe et fripe, pouvant arborer en un seul look un tailleur Teddy Boy, un T-shirt punk, un jean des années 60, des sneakers de skater, un maquillage glam, un sac Balenciaga… et balancer le tout en selfie, via un filtre imitation polaroid, sans se préoccuper de s’identifier aux subcultures qu’ils empruntent.”