EMOTIONAL DRESSING - NINO CERRUTI ET KIM JONES
Le père du menswear Nino Cerruti et une des stars de la mode contemporaine, Kim Jones, âme de l’homme de Dior, sont maîtres dans leur métier : ils mêlent couture et tradition avec innovation et ingéniosité.
“Pour construire un futur, il faut respecter le passé, mais sans rester figé dans le souvenir des choses.” Lorsque Nino Cerruti prononça ces mots, dans un français avec ce léger accent qui dévoile ses origines italiennes, il incarnait là l’élégance même de son oeuvre. À 90 ans passés, l’oeil vif, l’esprit affûté, tel un mannequin hiératique posant au naturel mais tiré à quatre épingles, il représente à lui seul l’exigence et l’excellence du luxe qui règne dans sa maison éponyme. Ancré dans ses racines, il reprend à 20 ans l’usine familiale de tissus fondée par son grand-père à Biella, en 1881, puis la diversifie, ouvrant sa propre maison parisienne en 1967. Il a été le pionnier du décontracté à l’italienne, marqué par sa veste déstructurée et une fluidité de design entre homme et femme. “Je n’utilise pas la mode à des fins politiques, mais pour créer une joie de vivre. La mode permet aux gens de se sentir bien. Elle a ce pouvoir.” Kim Jones, le nouveau génie made in Britain de l’univers mode, affirme quant à lui une vision qui dépasse les genres et dont le pari semble être de personnaliser le luxe pour tout un chacun. La quarantaine, l’allure poupon post-punk, il ne jure que par la subculture et revendique allègrement le mélange des styles et leur détournement. Évoquant son enfance, Kim Jones parle du nomadisme de son père, hydrogéologue, de leur longue itinérance qui l’a fait voyager de l’amérique latine à l’afrique noire. Aujourd’hui, il porte la double casquette inédite de directeur artistique des collections masculines Dior à Paris et de la femme chez Fendi à Rome.tout semble séparer ces deux créateurs, mais une passion commune les anime, cachée au coeur d’un indémodable : le tailleur, appréhendé comme un secret de fabrication qui se transmet de génération en génération, presque invisible à l’oeil nu, avec d’incroyables finitions, un sens aigu du moindre détail, le nec plus ultra de la perfection.
Le grand précurseur du modernisme architectural,
PAMELA GOLBIN : Adolf Loos, était un collectionneur inconditionnel de costumes. Il a décrit le sur-mesure comme étant l’archétype du design progressif. Monsieur Cerruti, que représente le costume pour vous ?
C’est une chose très délicate. Pour moi, il possède
NINO CERRUTI : sa propre âme. Le même costume peut avoir une allure très différente selon la personne qui le porte. On pourrait écrire une histoire sans fin sur la psychologie du vêtement.
“JE NE SUIS pas NOSTALGIQUE. J’AIME faire AVANCER les CHOSES.” —KIM JONES
Vous avez conservé une grande partie de votre garde-robe
PG : personnelle…
J’ai toujours choisi mes vêtements avec grand soin. Ils m’ont
NC : accompagné dans le voyage de la vie, et c’est pourquoi je ne parviens jamais à m’en séparer. C’est comme regarder un album d’instantanés mémorables, avec l’avantage de pouvoir retracer l’évolution de la mode masculine depuis les années 1950.
En parlant de l’importance des tissus, Alexander Mcqueen a
PG : dit : “L’idée est d’utiliser de l’étoffe pour transformer un corps humain.” Qu’est-ce que cela signifie pour vous, M. Jones ?
Mcqueen était un ami et un mentor, j’ai donc pu le
KIM JONES : voir à l’oeuvre. Pour moi, le tissu a toujours été le point de départ de la collection. D’ailleurs, lorsque les hommes achètent un vêtement, ils le sentent et le tripotent avant même de l’essayer. J’aime travailler dans le secteur luxe de la mode masculine, cela me permet d’utiliser des tissus de très belle facture. Et selon les matériaux, la confection peut devenir beaucoup plus fluide. Chez Dior, nous travaillons le drapage en utilisant des techniques spéciales pour créer un type de vêtement pouvant être à la fois porté de manière formelle ou plus décontractée, ce qui est assez italien de nos jours, et plus pertinent.
En tant que directeur créatif de Dior Hommes, vous venez de
PG : lancer une collection capsule baptisée Modern Tailoring…
Oui, nous voulions créer des pièces qui parleraient à une
KJ : jeune génération désirant s’habiller mais qui ne sait ni où ni comment. La collection se décline autour de l’aisance tout en associant un esprit sportswear américain qui rappelle l’essence italienne du tailleur.
M. Cerruti, on vous a attribué l’invention de la veste souple non
PG : structurée. Comment est-ce arrivé ?
Une grande évolution s’est peu à peu dessinée, manifestant le
NC : désir de plus en plus pressant d’une garde-robe décontractée dont
la star fut le jean. Ainsi, dans les années 60, il est devenu l’objet d’une compétition acharnée. Depuis, la mode le réinterprète, le remettant sans cesse au goût du jour, car les relations entre le corps et la silhouette sont en constante évolution.
La veste non confectionnée m’intéresse en raison de son KJ : aisance et de sa fluidité. Je pense que c’est une façon plus facile de vivre tout en ayant l’air extrêmement formel et smart, et j’adore ça… Lorsque j’étudiais, c’était important pour moi d’apprendre à modeler parfaitement une veste afin de pouvoir ensuite la rendre plus moderne.
Une grande part de L’ADN de Christian Dior s’exprime dans le
PG :
tailleur Bar qui reprend la silhouette New Look de 1947. Comment a-t-il influencé vos collections masculines ?
Je voulais rendre hommage au fondateur de la maison tout
KJ :
en respectant l’originalité et la pertinence de ses créations. C’est fascinant car Christian Dior a établi des codes qui apparaissent toujours aussi frais et passionnants aux gens d’aujourd’hui. Du tailleur Bar, nous avons repris le bouton fétiche, lequel était recouvert de tissu et cousu à la main. Nous avons scruté les différentes doublures et étudié leur construction pour ensuite en créer la version masculine. Nous avons également conçu le tailleur Oblique qui se distingue par une croisure singulière, des épaulettes cigarette et ses boutons iconiques – l’ensemble s’inspire d’une veste pour femme datant de 1948. Nous avons aimé l’idée de la simplifier et de l’épurer pour le xxie siècle. J’examine souvent les vieux tissus car leur qualité était tellement meilleure. C’est pourquoi nous en recréons souvent car je suis attentif aux moindres détails.
Aimez-vous regarder en arrière, vous appesantir sur le passé ?
PG : Oui, mais je n’en suis pas nostalgique. J’aime faire avancer
KJ : les choses.
À quoi ressemblera la tenue emblématique post-pandémie ?
PG : Nous allons bientôt redécouvrir un nouveau plaisir dans ce
NC : que nous portons.
Je suis tout à fait d’accord avec vous, les gens vont vouloir
KJ : s’exprimer et s’habiller d’une nouvelle façon parce qu’ils sont enfermés depuis si longtemps. Je le sais à travers ce que nos clients achètent et grâce aux discussions entre amis. On a tous hâte de sortir, de porter de jolis vêtements neufs, comme si on