PROPHETIC VISION - PAUL MCCARTHY
Le sulfureux plasticien et performeur américain Paul Mccarthy cherche des réponses à la condition contemporaine.
Un an avant que la pandémie de Covid-19 ne fasse éclater toute illusion d’une réalité collective cohérente, Paul Mccarthy avait commencé à écrire un scénario sur un virus. Le père Noël, figure récurrente dans l’oeuvre de l’artiste, y tenait le premier rôle. Cette version-ci ne serait pas la caricature décadente de sa performance de Tokyo en 1996, ni sa statue de bronze brandissant un plug anal, mais un pathogène : vecteur d’une maladie qui porte son nom, Papa Noël descend du ciel un 24 décembre et infecte une famille. Ses membres entrent dans une folie meurtrière et passent la nuit à s’entretuer, mourant et ressuscitant, et mourant et ressuscitant de nouveau, dans une boucle frénétique de colère et de violence. Le film se conclut le matin de Noël; seule la caméra a survécu. Elle recule peu à peu, quittant précautionneusement la scène du crime.
Le tournage aurait dû avoir lieu en 2019, pour une sortie début 2020, mais l’emploi du temps de Mccarthy s’est rempli, et le projet est passé au second plan. Peu après le début du premier confinement californien, il a exhumé son script et relu avec une incrédulité teintée de malaise ses références à un fléau imminent et à la propagation d’un virus par contact. Sur Zoom, je demande à l’artiste s’il pense que réaliser le film aurait permis de détruire quelque chose, une entité qui, parce que le projet ne s’est pas fait, a pourri et s’est abattue sur le monde réel, donnant vie à sa vision d’une contagion de violence. “Non, répond-il avec aplomb. Je ne crois pas avoir créé la pandémie inconsciemment.” Il me révèle pourtant tenir la liste des nombreuses fois où ses obsessions toutes singulières ont coïncidé avec des moments de la culture collective. Durant les années qu’il a passées à travailler sur cette démesure de perversion qu’est White Snow, à l’arsenal de Park Avenue, sont sortis pas moins de trois films tournant autour du conte de Blancheneige : Maléfique, Blanche-neige et le chasseur et Blanche-neige. Prophétie, complot, phénomène Baader-meinhof*? Mccarthy préfère ne pas se prononcer. Un peu déçue que cet artiste affable et poli ne veuille pas assumer le manteau de prophète mégalo, je
suggère qu’il faudrait être en effet bien paranoïaque et narcissique pour s’imaginer que son travail, par une sorte d’alchimie, pourrait influencer le cours de l’histoire. “C’est vrai, dit-il avec un clin d’oeil. Mais… j’ai une liste.”
Bien que Mccarthy n’ait évidemment pas fait apparaître le coronavirus à lui tout seul, il serait tentant de lui surimposer ce type de pensée magique. Son oeuvre est extrême et sensorielle, et exige les plus forts superlatifs. Ce provocateur, cet explorateur des tréfonds de l’insanité est un terroriste scato, un sorcier merdeux; un clown rabelaisien qui veut faire rire le roi si fort qu’il s’en étrangle et en meure; un sale gosse aux bas instincts, un baiseviande, un fou; un sourcier de la psychopathie hollywoodienne, mormon non pratiquant, monstre pratiquant ; réceptacle à perversion polymorphe et patriarche désublimé au service de la libération collective; héraut du déclin de la masculinité, grand malade. Les mots doivent se tordre et se tendre, se dépasser pour tenter de décrire l’oeuvre de Mccarthy. Ils ne seront toujours que le pâle écho des réactions viscérales de son public : grognements, gloussements, frémissements, fuite, inconfortable attirance.
Pour faire court : Paul Mccarthy est un artiste célèbre bien que controversé. Le prix de ses oeuvres atteint des millions de dollars. Né en 1945 dans une famille libérale de la classe moyenne
CI-DESSUS : Deux visions de “The Garden”, 1991-92, photographié par Frederik Nilsen. Et “Painter”, 1995, photographié par Karen Mccarthy et Damon Mccarthy ;
À DROITE : Performance “CSSC Coach Stage Stage Coach“, 2016, photographiée par Ryan Chin. mormone à Salt Lake City, il s’en échappe pour étudier à l’art Institute de San Francisco. Il décroche son BFA de peinture en 1969, puis passe les quinze années qui suivent à bâtir un solide corpus d’oeuvres – mélange de sculpture, de cinéma et de performances radicalement transgressives – qui ne rencontre pas le succès commercial. Au milieu des années 1980, il a des enfants, range son matériel dans trois grosses malles, abandonne la performance, travaille dans le bâtiment et finit par enseigner à Calarts (Institut des arts de Californie). Puis en 1991, à l’âge de 45 ans, il participe à une rencontre d’artistes de Los Angeles sous l’égide de Paul Schimmel. C’est là qu’il vend sa désormais célèbre installation The Garden à Jeffrey Deitch, ce qui va le propulser à la vitesse de la lumière dans le haut du panier de l’art, où il jouit maintenant d’un succès éclatant.
Si vous n’aimez pas les histoires de self-made-man, il est aussi possible de voir le parcours de Mccarthy comme le produit d’un autre mythe américain : la légendaire contre-culture du San Francisco des sixties, qui célèbre le travail collectif. Cette lecture mettrait l’accent sur le jeune Paul découvrant les oeuvres d’allen Ginsberg et de la Beat generation, quittant l’utah à la recherche de leur façon d’être au monde, alternative, humaniste et pacifiste. Elle insisterait sur l’influence qu’a eue sur lui l’architecture existentielle du minimalisme; la prépondérance du processus sur
LES MOTS DOIVENT SE tordre ET SE tendre, SE DÉPASSER POUR TENTER DE décrire L’OEUVRE DE Mccarthy. ILS NE SERONT TOUJOURS QUE LES pâles ÉCHOS DES RÉACTIONS viscérales DE SON PUBLIC.
le produit fini chère à l’expressionnisme abstrait; les happenings d’allan Kaprow, qui exigeaient l’abolissement de la frontière entre vie et art; et sur sa fidélité aux nouvelles idées radicales plutôt qu’aux traditionnels baromètres du succès.
Il n’est pas surprenant que la genèse de Mccarthy puisse s’écrire de différentes façons, sachant que la totalité de son oeuvre est marquée par sa fascination pour l’imitation, l’écho et la parodie. Après une visite du sculpteur et vidéaste Bruce Nauman à l’université de Californie du Sud, Mccarthy, alors étudiant de troisième cycle, présente deux films au festival annuel de cinéma de la fac. L’un met en scène un homme et une femme vaquant à leurs tâches quotidiennes entièrement nus; le second est la réplique exacte, plan pour plan, d’un film de Neuman. Seule la dernière image est différente, sur laquelle Paul s’attribue la paternité de l’oeuvre. Les deux provoquent un tollé mais, plus encore que la nudité, c’est le prétendu vol de la propriété artistique de Bruce Nauman qui met les étudiants en colère. Pour Mccarthy, c’est une révélation : se moquer du sculpteur lui a ouvert un espace stimulant où parodie et hommage peuvent exister simultanément.
Dans The Black and White Tapes, une série de 13 vidéos captées dans son studio entre 1970 et 1975, on peut voir le jeune artiste expérimenter, répétant des mouvements hypnotiques, tournant sur lui-même, crachant. Des gestes qu’il utilisera tout au long de sa carrière pour provoquer un état de délire et d’intense concentration. Mais ces films contiennent aussi des éléments d’hommage parodique : Whipping a Wall and a Window with Paint est une violente satire de l’action painting (peinture gestuelle) de l’expressionnisme abstrait. Face Painting – Floor, White Line et Drawing – Semen Drawing (Basement Tapes) s’amusent de la peinture corporelle de Carolee Schneemann. Il me révèle que certaines de ses influences les plus fondatrices résultent d’erreurs ou d’incompréhensions. Il s’est “enflammé” pour les écrits de Herbert Marcuse sur la désublimation, ainsi que pour ceux de R.D. Laing sur la psychose et les états altérés de conscience, et tout particulièrement pour La Psychologie de masse du fascisme, de Wilhelm Reich. Les idées de Reich – le fascisme vu comme symptôme d’une répression sexuelle de masse, avec l’instrumentalisation des pulsions libidinales des populations, transformées en mécanismes de contrôle social; la famille comme foyer d’incubation du régime autoritaire – “ont provoqué un déclic” chez lui, bien qu’il se demande aujourd’hui s’il avait bien compris ces lectures. Les aficionados de l’artiste présentent ses oeuvres cultes d’avant la notoriété – telle Class Fool, performance qui voit Mccarthy semer le chaos dans une salle de classe de l’université de San Diego, éclaboussant les murs de condiments symbolisant des fluides corporels, se jetant contre lesdits murs à plusieurs reprises jusqu’à en vomir, et finissant par se sodomiser avec une poupée Barbie – comme emblématiques de sa croisade reichienne contre un système répressif, de sa volonté de transformer le tabou psychosexuel en arme afin de tester les limites de la transgression et les potentialités libératrices de l’insanité.
Fermement campé au coeur de la culture qu’il attaque, il se pose comme un agglomérat d’expériences vécues, le produit d’un lavage de cerveau consumériste et de traumas hérités d’une vie entière à ingérer des représentations violentes et pornographiques. À en croire la logique freudienne de Reich, les performances révoltantes de Mccarthy seraient une façon pour lui de se retourner comme un gant, de flouter la frontière entre corps et monde extérieur pour inverser les mécanismes de la répression et de la sublimation afin de révéler les secrets les plus cruels de notre société patriarcale. À mesure que se déroule notre conversation, je tisse des connexions toujours plus baroques entre le parcours de Mccarthy et ses intersections avec l’art contemporain. Pour lui, le marché de l’art tel que nous le connaissons est né à l’époque de l’avènement de l’“économie du ruissellement” revendiquée par le président américain Ronald Reagan, en 1980. Le creusement des inégalités de salaire, l’éradication des financements publics et l’émergence du système actuel des galeries ont accouché d’un marché réservé aux superriches, qui n’a que faire des performances idéalistes de Mccarthy et consorts. Comment ne pas voir son arrivée surprise dans le monde de l’art en 1991 avec The Garden, après des décennies de quasi-anonymat, comme un mauvais augure?
CI-DESSUS, À GAUCHE : Performance “NV Night Vater Life Drawing Session”, 2019, photographiée par Alex Stevens.
CI-DESSUS, À DROITE : Performance “NV Night Vater”, 2019, photographiée par Alex Stevens.
L’immense succès de The Garden repose sur le fait que Mccarthy a insufflé à cette forme fixe la puissance éphémère de la performance. La scène, de prime abord paradisiaque (composée d’éléments de décors de la série Bonanza), laisse apparaître quand on s’en approche deux automates, représentant un homme et son père, en train de se frotter lascivement contre un arbre ou à même le sol. Une révélation scabreuse qui nous transforme en voyeurs. Si l’on considère le Mccarthy performeur comme un agent reichien du chaos, son intronisation dans le monde de l’art peut être interprétée comme une préemption de sa propre critique. L’artiste, victime ensanglantée de ketchup sacrifiée sur l’autel du marché tout-puissant, devient le symbole de la mort de la contre-culture.
Cette interprétation est bien sûr absurde, et cette vision romantique de la performance comme geste révolutionnaire est potentiellement dangereuse. Mais restons dans cet état d’esprit cynique pour examiner une de mes oeuvres préférées, Painter (1995), qui parodie Willem de Kooning. S’affublant du faux-nez et des chaussures de clown qui deviendront sa marque de fabrique, Mccarthy se moque de lui-même et de ses méthodes habituelles, gyrant et s’automutilant, entrant dans un état de concentration déchaînée. La fin de la vidéo voit l’artiste baisser son pantalon afin qu’un acheteur potentiel puisse lui renifler l’anus. Le collectionneur, après avoir trouvé l’odeur à son goût, clôt le deal avec le galeriste. C’est une satire extrême, la caricature bouffonne des galeries et de leurs riches clients. Mais le personnage du peintre n’est-il pas une figure de héros tragique? Serait-ce l’avatar de Mccarthy, suant sang et eau pendant des années dans les tranchées de l’art performatif? Le collectionneur devrait considérer ses oeuvres, sa production comme répugnantes, corrompues, menaçantes. Au contraire, il les accepte, leur attribue une valeur et les intègre au marché. C’est sans issue.
Durant les trente années qui ont suivi, les ressources financières et matérielles de Mccarthy se sont accrues; et si la dimension de ses oeuvres s’en est ressentie, leur message n’a pas changé. Pour White
Snow à l’arsenal, par exemple, il a reproduit la maison de son enfance, l’a posée dans une forêt de conte de fées pour l’intégrer à son horrorama de fantaisies disneyennes et de traumas familiaux. Parmi les oeuvres exposées : d’immenses sculptures porno en noyer mettant en scène Blanche-neige, une reproduction du bungalow déglingué de Nicholas Ray au Chateau Marmont, des heures et des heures de film, des centaines de photos, une infinité de structures. Quand je mentionne la démesure, les proportions imposantes de sa critique du matérialisme, il me répond candidement : “À l’époque, je vivais dans une sorte de malentendu. Je m’étais dit que cette critique avait sa place, mais c’était stupide à différents niveaux. Stupide de croire que cette place existait, et stupide parce que, après tout, pourquoi devrait-elle avoir une place?”
“C’est une pollution inutile, reprend brutalement Mccarthy. Le monde est déjà bien tordu, il n’a pas besoin d’un objet de plus. A-t-il besoin de cette revendication? De cette prise de parole, quel que soit son mode d’expression? On peut le faire. C’est un piège, différent de ceux auxquels je pense habituellement. Le piège de créer ou de collectionner des objets.”
Il est bouleversant d’entendre un artiste parler en ces termes du processus même de création, mais le questionnement fait partie du modus operandi de Mccarthy. Il me dit que la lecture de Deleuze et l’explosion du numérique au quotidien ont “réduit en poussière, submergé et étendu” sa compréhension des liens entre son oeuvre et les structures de la répression et du désir. Il pense qu’il doit “arrêter d’expliquer sans fin” son travail, pour ne pas s’enfermer dans ses incarnations passées. Plutôt que de ressasser ses motivations, ses influences, il préfère s’intéresser à ce qui a pu lui échapper, et aux nouvelles transgressions que pourraient engendrer les circonstances actuelles. Paul est pixélisé sur mon écran, une tête flottant dans un carré près du carré où flotte ma propre tête. “Quelqu’un va bien finir par tirer quelque chose de tout ça”, dit-il.
Comme la plupart d’entre nous, Mccarthy est confiné chez lui depuis bientôt un an. Il me dit se sentir comme dans le vaisseau de Solaris, d’andreï Tarkovski; seul dans une capsule perdue dans l’espace, parlant à des fantômes, constatant le mystérieux empilement des choses. Avant la fermeture de son studio en mars 2020, il était plus occupé que jamais, engagé dans A&E, une collaboration entamée de longue date avec l’actrice allemande Lilith Stangenberg dans laquelle ils jouent à Adolf Hitler et Eva Braun (ou à Adam et Ève, ou à Arts and Entertainment). Les scripts de Paul servent de squelette à des improvisions chaotiques tandis que son personnage de semi-hitler fait des dessins. Le duo
envisageait aussi de reprendre à Hambourg sa pièce Night Vater, un retournement de La Ciénaga (2001), de Lucrecia Martel. Et Mccarthy s’interrogeait aussi sur l’avenir de son incursion dans un nouveau type de cinéma. Il venait de terminer deux films d’une future série de vingt longs métrages, Coach Stage Stage Coach (CSSC) et Donald and Daisy Duck Adventure (DADDA), pastiches malins des scènes de saloon des westerns de John Ford. On y voit Mccarthy et d’autres acteurs incarner tantôt des personnages bibliques tantôt des icônes du monde politique, rejouant scènes de violence et bacchanales alcoolisées. Très occupé, vraiment.
Aujourd’hui, pourtant, il n’est même pas sûr de pouvoir montrer des preuves de cette année écoulée. “Je travaille tous les jours, ditil, mais ai-je effectivement produit quoi que ce soit? Ce n’est pas une sensation très agréable.” Et il se pose de nouveau les questions de fond – comment créer, comment établir une connexion, comment collaborer dans ce contexte de suspension floue ? Comment, selon ses mots, “y aller” avec d’autres, comment naviguer dans des conditions qui interdisent encore tout contact rapproché? Mais Mccarthy a passé sa vie à tenter d’accepter l’absurdité de l’existence ou à la subvertir. Et cela fait probablement de lui l’artiste le mieux armé pour traiter de création et de collaboration en ces jours incertains. Seul chez lui, il se consacre au script D’A&E, élaborant sa structure avec l’espoir qu’un jour Lilith et lui pourront y pénétrer, s’y ébattre puis la détruire, ensemble. Je lui demande s’il imagine quelle forme prendra son travail dans le monde d’après. Se cantonnera-t-il au monde de l’art ou démantèlera-t-il sa machine pour repartir de zéro et créer un mode d’expression inédit? Il réfléchit un instant. Puis, sérieux, me répond : “Il me semble juste qu’il faut que j’aille plus loin. Allons plus loin.”
*Biais cognitif dans lequel, après avoir remarqué une chose pour la première fois, on a tendance à la remarquer plus souvent, ce qui conduit à croire qu’elle apparaît fréquemment.
“LE monde EST DÉJÀ BIEN TORDU, IL N’A PAS besoin D’UN OBJET DE PLUS. A-T-IL BESOIN DE CETTE revendication ? DE CETTE PRISE DE parole, QUEL QUE SOIT SON MODE d’expression ?”