L'officiel Voyage

Parenthèse amérindien­ne

- PAR GUILLAUME FÉDOU – PHOTOS DAVID LEDOUX

Trait d’union entre les Amériques du Nord et du Sud, ce petit pays joue aussi les passeurs entre Caraïbes et Pacifique grâce à son célèbre canal ouvert il y a 100 ans. L’occasion d’aller sentir vibrer un État exposé aux quatre vents, à la préservati­on de son histoire et aux défis de l’avenir.

On se dit qu’entre une Carthagène du Nord et un Dubai latino, le coeur de l’isthme n’a pas encore tranché.

Boucheries mal éclairées avec de la viande tiède pendue derrière des guichets en plexiglas, cireurs de chaussures abrutis par le vacarme et la moiteur, écrivains publics aux pupitres délabrés attendant leur énième demande de divorce, vendeurs de Nike à - 40 %, arrières-cours à la saleté impensable : bienvenue dans la “zona franca” de Colon, point d’entrée du canal de Panama côté caribéen. Un vieillard nous prévient que nous entrons en zone rouge et demande à un policier en civil de nous escorter jusqu’à la gare – sans doute espère-t-il choper un billet de 20 dollars ou quelques balboas en échange de sa curieuse bienveilla­nce. Rien ne nous prouve que le policier est bien “de la casa” si bien que nous décidons de le semer en traversant une sorte d’autoroute posée au milieu de la ville. On nous attend à la gare, le train va partir, mais qui peut bien nous dire où est cette gare ? Sur la droite, de vastes entrepôts désaffecté­s prompts à faire vibrer un maniaque de gabber laissent échapper un monstrueux bruit de moteur diesel. Nous traversons à nouveau la carretera depuis laquelle certains jeunes Panaméens nous observent en ralentissa­nt, nous les poules aux oeufs d’or avec du matos photo et des iphone 5, et bingo, voici “la gare”, en fait un vague dépôt de marchandis­es gardé par des militaires sur le qui-vive.

Le Panama Railway fait un raffut du tonnerre, fort heureuseme­nt à l’intérieur tout devient plus feutré. Wagon à ciel ouvert, première classe en bois marin, plate-forme d’observatio­n, nous longeons le lac Gatun peuplé de troncs d’arbre morts, étouffés comme le reste par ce projet français à l’origine (imaginé par Ferdinand de Lesseps avant d’être repris par les Américains suite à l’abandon du projet en cours de route). Il faut tout de suite prévenir le lecteur – et futur voyageur : le canal n’est pas rectiligne comme celui du Midi, par exemple. Deux entrées avec écluses ouvrent les accès côté Caraïbe et Pacifique mais entre ces deux lourdes portes, on suit la rivière Chagres avant de se lancer dans le lac Gatun. Certains membres d’équipage des Panamax ou des plaisancie­rs (ces derniers doivent attendre qu’un cargo s’engouffre dans l’écluse pour pouvoir passer) prennent ce train le temps que leur navire de presque 300 mètres passe d’un océan à l’autre. Ils profitent de ces rares instants de liberté pour aller s’encanaille­r à Panama-city (ou à Colon quand ils vont dans l’autre sens). Or c’est précisémen­t le plan que nous avons en tête lorsque le train arrive à quai dans un boucan de tous les diables. Pour l’heure, nous investisso­ns le Trump Ocean Club, immense tour de verre au coeur de ce Dubai latino qu’est la capitale de ce micro-état trop souvent considéré comme un simple paradis fiscal.

Le soir venu, notre extraordin­aire guide, Gabriel, que j’appelle l’archange, nous mène dans le quartier colonial de Casco Viejo, quadrillé à mort par la police militaire. Tout est nettoyé au Kärcher, les voitures coupent leur phares pour laisser les soldats observer les visages à la lampe-torche. “Le Président habite ici”, nous dit l’archange, et nous allons dîner à l’azafran sur l’avenido Central. On enchaîne sur le toit du Zaza, un bar branché. Puis Gabriel, qui a vraiment les clés de la ville, nous emmène au Teatro Amador où jouent les Adana Twins et Nicolas Jaar pour les quatre ans du club ! Au coeur d’une population venue des quatre coins de la planète, on vit une fusion totale ; dehors la rue est un shaker mêlant graffitis poétiques, limousines de location, Hummers fluorescen­ts, vendeurs de chewing-gums…

Je parviens à m’évader du Teatro pour aller méditer dans ma chambre où une télé diffuse en continu une interview d’ivanka et Eric Trump

On me réveille le lendemain à 7 heures pour une détox auprès de la tribu Embera, valeureux Indiens de Colombie venus ici après avoir fui les FARC de l’état de Choco.

vantant les mérites de leur papa ! On me réveille le lendemain à 7 heures pour une détox auprès de la tribu Embera, valeureux Indiens de Colombie venus ici après avoir fui les FARC de l’état de Choco. L’archange Gabriel en pleine forme nous sort de Panama-city en moins d’un quart d’heure et nous voilà sur l’ancienne route des GI’S surveillan­t le canal, interdit aux Panaméens jusqu’en 1999. Gabriel soupire : il n’a pas assez plu et le niveau de l’eau ne permet pas aux pirogues d’aller assez loin pour rejoindre sa tribu préférée. L’eau scintille et l’on aperçoit quelques tortues, des caracanas (petits aigles), des toucans, et, ô miracle, un petit crocodile adorable qui fait mine de nous foncer dessus mais dont on ne retrouvera jamais la trace. Par une voie d’eau aussi étroite que notre pirogue nous atteignons le ponton des Emberas qui, évidemment, nous accueillen­t en rythme.

Les Indiens sont tous beaux, surtout les vieux, avec des coupes de cheveux à faire pâlir les footballeu­rs à la mode. Garçons en pagne, filles en soutien-gorge entièremen­t composés de pièces de monnaie balboa, des fleurs dans les cheveux… On nous sert des poissons grillés dans une feuille de bananier, je suis pieds nus pour mieux ressentir l’énergie de leur terre battue et ça fonctionne ! Leur chef se balade avec un Samsung coincé à l’arrière de son pagne et je me dis que c’est bien, qu’ils ne trichent pas, après tout quand nous nous en irons ils continuero­nt à vivre comme ça, avec le docteur qui bricole, la grand-mère qui enfile des perles et les ados qui passent la journée à se dessiner sur le corps en consommant quelques plantes – un éminent professeur de Harvard vient d’y séjourner avec quinze étudiants pour étudier les vertus médicinale­s de ces arts botaniques. Je me promets d’y retourner seul avec un bloc-papier et un stylo mais en attendant l’archange Gabriel tient à nous faire visiter l’écluse légendaire de Miraflores.

On commence par une balade sur le canal et ses alluvions remplis de bébés crocodiles et de singes hurleurs, de cargos Panamax. La pluie tombe fort sur cette écluse XXL, on s’abrite mais Gabriel pense que c’est un don du ciel – sans cette eau céleste, pas de trafic sur le Canal, et c’est la fin de cet État déjà concurrenc­é par un projet de canal chinois prévu dans le Nicaragua voisin (abominatio­n écologique en vue). Lassés par toute cette débauche de ciment et d’acier au seul service du commerce internatio­nal (le Panama creuse deux nouvelles écluses encore plus grandes chargées d’accueillir les postpanama­x, véritables monstres), on retourne à Panama-city déguster des plats authentiqu­es à El Trapiche, restaurant péruvien sur la via Argentina, servant le sancocho, cette soupe panaméenne (à base de cochon ou poulet) servie avec du riz bouilli, une banane grillée et une bière Atlas pour seulement 4,50 dollars : ces prix raisonnabl­es seraient-ils la source d’une obésité toute déraisonna­ble ?

Retour à Casco Viejo en poursuivan­t vers La Botica, le Colette du coin, puis une galerie/ shop pour jeunes branchés appelée Diablo Rosso, et des magasins de chapeaux fabriqués à Quito s’échangeant jusqu’à 2 500 dollars pièce, soit six mois de travail pour un fini satiné mou qui remet les idées en place. Le soir, on boit un verre au Tantalo, un roof-top super tendance avec tapas, entrecôte-frites, gambas sportives et mojitos à la chaîne. Gabriel nous a trouvé un nouvel hôtel pour digérer tout ça : l’extraordin­aire American Trade. Une synthèse entre l’univers de Garcia Marquez et l’esprit Costes (Gilbert, pas Jean-louis) dans ce qu’il a d’épuré. Patio central digne des villas coloniales de Carthagène, cette ancienne banque possède un certain sens du détail qui tue avec boutons d’ascenseur en vieux cuivre brossé, typographi­e American Typewriter utilisée partout, ATM niché derrière une porte vitrée évoquant les temps prohibitif­s d’al Capone… L’amérique qu’on aime ! Tout ici respire le vintage fabriqué (l’hôtel n’a pas un an d’existence), on assiste ainsi à la gentryfica­tion d’une vieille ville appelée à rester dans la roue de la récente, celle qui se dresse de l’autre côté de la baie, et l’on se dit qu’entre une Carthagène du Nord et un Dubai latino, le coeur de l’isthme n’a pas encore tranché.

Comme il n’a pas tranché entre des écluses toujours plus gigantesqu­es et la bio-diversité exaltée par le musée conçu par Frank Gehry que nous visitons en trombe (d’eau). Ce Rubik’s Cube grandeur nature met en scène la bio-diversité géologique et animale de l’état du Panama – l’isthme s’étant formé relativeme­nt tard suite à une éruption volcanique il y a plusieurs millions d’années, et ayant dans un deuxième temps connecté les deux Amériques. Mais si la tectonique des plaques a permis de faire communique­r le Nord et le Sud, que dire aujourd’hui du projet d’extension du canal pour des porteurs une fois et demie gros comme les Panamax ? Panama veut montrer au monde entier qu’il a bien repris la main, en

contrôlant depuis 1999 (date qui fait écho à la rétrocessi­on de Hong Kong ) le passage de la Caraïbe aux promesses du Pacifique. Et l’on saisit alors que sans cette extension désastreus­e, les cargos chinois devront passer par la Terre de Feu pour gagner l’europe en attendant que le Nicaragua ouvre son canal concurrent. Mais ne serait-il pas plutôt temps que le Nouveau Monde rende, à l’image de l’hôtel American Trade, un vibrant hommage à l’ancien ?

 ??  ?? Skyline de Panama-city vue de Casco Viejo, la vieile ville.
Skyline de Panama-city vue de Casco Viejo, la vieile ville.
 ??  ?? Le lac artificiel Gatun, faisant partie du canal de Panama.
Le lac artificiel Gatun, faisant partie du canal de Panama.
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 ??  ?? Le Teatro Amador, club mythique duCasco Viejo.
Le Teatro Amador, club mythique duCasco Viejo.
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 ??  ?? Le village des Embera. Notre excellent guide Gabrieldan­s le Panama Railway. Les taxis jaunes, signe de l'américanis­ation de l'isthme panaméen.
Le village des Embera. Notre excellent guide Gabrieldan­s le Panama Railway. Les taxis jaunes, signe de l'américanis­ation de l'isthme panaméen.
 ??  ?? La vie dans le village des Embera. La vieille ville en voie de gentrifica­tion.
La vie dans le village des Embera. La vieille ville en voie de gentrifica­tion.
 ??  ?? Un Indien de la tribu Embera.
Un Indien de la tribu Embera.
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