L'officiel Voyage

FRÉDÉRIC BEIGBEDER

- PAR THIBAULT DE MONTAIGU

L’ÉCRIVAIN ET RÉALISATEU­R S’APPRÊTE À TOURNER SON TROISIÈME LONG-MÉTRAGE ET VIENT DE PUBLIER LA FRIVOLITÉ EST UNE AFFAIRE SÉRIEUSE. L’OCCASION DE PARLER DES NUITS PARISIENNE­S DONT IL FUT LONGTEMPS LE ROI ET DE SON COIN DE PARADIS AU PAYS BASQUE.

21h. Apicius. Mathieu Pacaud, qui a repris cette adresse mythique avec Laurent de Gourcuff, m’accueille. Baskets, barbe de trois jours, trente ans et des poussières : les grands chefs ressemblen­t désormais à des hipsters. Je commande un Moscow Mule au bar tandis qu’il me raconte son rêve : faire d’apicius un lieu de haute gastronomi­e où l’on s’amuse. Son modèle, c’est le Maxim’s des années 20. Je lui dis que ça tombe bien : Beigbeder, notre Fitzgerald français, est attendu. Le voilà qui arrive, chemise blanche et allure de jeune homme. Il sort du cocktail pour les 25 ans de L’atelier du roman avec Michel Houellebec­q. J’en profite pour lui demander comment était le mariage qu’il lui a organisé chez Lapérouse.

“Un grand moment. On a fait un karaoké. C’était très amusant de voir David Pujadas imiter Johnny ou Emmanuel Carrère essayer de chanter Les Mots bleus.” La discussion vire sur les vins. Pacaud a au sous-sol une cave de 20 000 bouteilles parmi lesquelles plusieurs romanée-conti, près desquelles brûle jour et nuit un cierge. Quand Fabrice Luchini et François Hollande sont venus dîner ici, il en a ouverte une; la joyeuse troupe a terminé à 2h du matin. Beigbeder est davantage bordeaux. Atavisme familial. Sa famille vient du Sudouest. Quand j’évoque ma nouvelle passion pour les vins nature, ils se foutent de ma gueule. “C’est du jus de raisin, ton truc!”

Là où nous sommes d’accord au moins, c’est la cuisine. Pacaud nous installe à la table la plus prisée des lieux : dans un coin de la cuisine, face à ses seconds coiffés de toques qui s’activent aux fourneaux. C’est un peu comme être aux premières loges à l’opéra. En guise de premier acte, on nous sert un délicieux foie gras aux truffes arrosé de muscadet. “C’est drôle, depuis que tu as déménagé sur la Côte basque, je n’arrête pas de te croiser à Paris”, je fais remarquer à Frédéric. “Oui je dois venir à Paris pour répéter à tout le monde que je vis à Guétary”, plaisante-t-il. En réalité, il est ici pour travailler à son prochain film. Une adaptation du livre de Raphaëlle Bacqué consacré à Richard Descoings, l’ancien directeur de Sciences-po retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel à New York après la visite de deux escort-boys. Le scénario et le casting sont terminés; le tournage devrait commencer à l’automne. “Là je suis comme un gangster qui prépare un hold-up et commence à réunir son équipe.” Mine de rien, c’est son troisième hold-up après L’amour dure trois ans et L’idéal. “La France est le seul pays au monde où on propose aux écrivains de tourner des films, analyse-t-il. Il y a cette expression de la Nouvelle Vague que j’aime beaucoup : la caméra-stylo. Ici on pense que les images et les mots sont liés. Ça a commencé avec Pagnol, Guitry, Cocteau…” Beigbeder a tourné plusieurs scènes de son premier film dans son fief du Pays basque, à Guétary, où “on devine à l’horizon l’espagne qui se dessine comme un mirage bleu, nimbé de lumière” ainsi qu’il l’écrit dans

Un roman français. Mais à peine le temps d’évoquer sa nouvelle thébaïde, où il vit avec sa troisième femme et ses deux enfants, qu’on nous apporte la suite : les fameuses Saint-jacques garnies de butternut, agrémentée­s d’une émulsion de carottes, de beurre noisette et d’une pincée de truffe. Frédéric adoube. “Le luxe, ça ne doit jamais être trop compliqué. C’est ce que j’adore quand je fais la tournée des bars à pintxos de Saint-sébastien. De petites choses très réussies où tu respectes le produit.” Et lui, il cuisine ? “Oui, des trucs simples. J’adore la truffe d’ailleurs. Tu peux en mettre dans n’importe quoi – une salade de mâche, des oeufs brouillés, des pâtes – et à chaque fois tes amis disent ‘oh là là formidable!’, c’est pratique.” Ce qui est agaçant chez Beigbeder, c’est qu’il sait à peu près tout faire. Romancier, éditeur, cinéaste, présentate­ur télé, DJ, patron de magazine, acteur, auteur de BD… Mon frère, qui a fondé le Caca’s Club avec lui dans les années 80, me racontait qu’il sortait de soirée et filait directemen­t à Sciencespo pour écrire ses dissertati­ons. Dans son dernier opus La frivolité est une affaire sérieuse, il raconte comment il se retrouve un soir à 3h du matin au Montana en train de rédiger sa chronique pour France Inter devant les yeux éberlués d’olivier Zahm. La radio a fini par le virer pour une chronique improvisée après une nuit blanche. Mais Beigbeder est davantage que ce personnage qu’on l’oblige souvent à jouer. Après les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, il a pris conscience qu’il fallait défendre plus que jamais cette civilisati­on éprise d’insoucianc­e et de liberté, où “l’on a le droit d’écrire ce qu’on veut ou de déconner avec la politique ou la religion”. Dans un très beau texte intitulé Paris reste une fête, il raconte comment quatre jours après le 13 novembre, tous les Parisiens décident de se rendre dans les bars pour montrer qu’ils ne céderont pas à la peur. On observe une minute de silence. Les serveurs du Flore se mettent en rang sur le trottoir, imitant ceux de Lipp en face. Le proprio éteint les lumières. Une touriste américaine fond en larmes. “Quelque chose a ressuscité à cette minute précise. Quand les lumières se sont rallumées, tout le boulevard a applaudi. Les passants s’embrassaie­nt, j’ai serré dans mes bras un chanteur de salsa colombien et les verres se sont remplis.”

Oui, Paris doit rester une fête. D’ailleurs si Hemingway débarquait aujourd’hui, me fait-il remarquer, il retrouvera­it exactement les mêmes auberges qu’à son époque. C’est ce qu’il aime dans cette ville, cette permanence qui ajoute à sa poésie. “Et aujourd’hui, tu sors où? je lui demande. Le Montana a fermé, Castel c’est

ringard…” “Ah non! Tu peux pas dire ça. Mon frère est actionnair­e.” Son QG depuis toujours reste Le Flore. “Quand t’es pas souvent à Paris, tu sais que tu vas tomber sur des gens que tu connais. C’est un peu comme mon bureau. Et puis il y a aussi l’hôtel Bourbon, pas loin du Grand Hôtel Amour où je descends souvent.” Nous achevons un homard de Murtoli fumé aux herbes du maquis avec sa carbonara de pommes de terre. Malgré son dernier roman Une vie sans fin où il se mettait en quête d’éternité grâce aux nouvelles technologi­es, Frédéric continue de vivre en épicurien. Il vient de croiser le transhuman­iste Laurent Alexandre, qu’il cite dans son livre, dans la salle à manger adjacente. Ses théories ne l’ont pas convaincu. Comme le dit Woody Allen : “L’éternité c’est long, surtout vers la fin.” Lui rêve plutôt de mourir dans son sommeil à 92 ans comme Jean d’ormesson. “Et en plus mourir après être entré dans La Pléiade, c’est beau quand même!” Je lui fais remarquer qu’il ferait mieux de se mettre au boulot au lieu de se régaler de homard et de marsannay. Cela tombe bien : il repart dès le lendemain faire son Salinger sur ses terres basques.

Le dîner a eu lieu chez Apicius : 20, rue d’artois, Paris 8e.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France