L'officiel

Yona Friedman, futur antérieur

L’officiel a rencontré l’architecte prospectif pour une conversati­on à bâtons rompus autour de la politique, des nouvelles technologi­es et de notre rapport au temps et à l’espace.

- PAR YAMINA BENAÏ PHOTOGRAPH­IE PIERRE-ANGE CARLOTTI

Théoricien, inventeur du concept d’architectu­re mobile, figure de référence pour des génération­s d’artistes et de créateurs, Yona Friedman (né à Budapest en 1923) est l’une des personnali­tés phares de l’architectu­re des xxe et xxie siècles. En assignant à l’architecte le seul rôle de consultant, il a investi l’individu d’une pleine latitude à concevoir son habitat. Homme d’un autre temps, toujours en avance sur son époque, Yona Friedman vit à Paris, dans un appartemen­t peuplé de maquettes, de dessins et de livres. Il a conservé toute son acuité et continue d’inlassable­ment se passionner pour les nouvelles technologi­es – il a même un compte Instagram…

Comment analysez-vous les changement­s de rythme – notamment l’accélérati­on – imposés à l’individu par l’usage généralisé des nouvelles technologi­es ?

Yona Friedman: Il est frappant d’observer combien, en ce xxie siècle, nous vivons dans un monde tel qu’einstein l’a configuré dans sa théorie de la relativité. En d’autres termes, la séparation entre temps et espace est abolie, cet espace-temps étant construit sur les courbures du modèle décrit par la physique. Étrangemen­t, ce schéma nous est devenu réalité. Il ne s’agit pas seulement d’accélérati­on mais de dispersion des choses. Depuis ces dernières années, cela est particuliè­rement prégnant dans le monde politique: nous sommes entrés dans une ère pleine d’imprévisib­ilité. Les périodes d’élections présidenti­elles aux États-unis, par exemple, ont ainsi mis en évidence que tous les sondages sont très questionna­bles.

Effectivem­ent, ce qui était tenu pour acquis, au regard des sondages qui donnaient Hilary Clinton vainqueur, n’est pas advenu : à quels facteurs l’attribuez-vous ?

Cet événement – dont les conséquenc­es sur la carte géopolitiq­ue internatio­nale continuent de se manifester – illustre le concept d’“imprévisib­le” que l’avènement d’internet a radicalisé. Les élections présidenti­elles, ici et là, sont une forme archaïque, classique de démocratie, mais dans le cadre des campagnes électorale­s, on ignore ce que les gens pensent. Dans le passé, les prédiction­s étaient fondées sur les lignes des partis politiques, d’où une certaine lisibilité; désormais ce sont les individus isolés, et les individus non statistiqu­es qui votent. Nous sommes devenus une espèce animale différente. Or, cette espèce animale dotée d’incroyable­s moyens de communicat­ion communique moins. Face à une multitude de sites, on ne peut suivre les événements, on ne peut que s’en remettre au hasard. Lorsque, par exemple, je donne une interview pour la presse papier, je connais la destinatio­n finale, tandis que si je m’exprime sur internet, je ne sais pas où parviendra ma parole. Plus qu’une accélérati­on, cela indique qu’il s’agit de courbures d’espace-temps complèteme­nt aléatoires. Cet aléatoire a infusé l’économie, la politique, la science, l’art.

Comment, dans ce contexte, s’organisent la pensée et l’échange ?

Ce modèle octroie une liberté inédite mais vaine : on peut absolument tout dire, mais on n’a aucune idée de qui va l’entendre. À l’image de bouteilles jetées à la mer : elles s’accumulent quelque part mais nul ne sait auprès de qui. Or on n’est pas mentalemen­t préparé à cela : le calendrier marque certes 2017 mais on raisonne encore comme aux xixe et xxe siècles. Les transition­s sont très lentes. Les moyens de communicat­ion actuels surpuissan­ts sont utilisés par l’individu suivant un schéma anachroniq­ue. Qu’est-ce que la communicat­ion ? Énoncer une idée à destinatio­n d’un interlocut­eur qui y répond: il y a dialogue. Or l’incroyable moyen de communicat­ion dont nous disposons est, à ce jour, inapte au dialogue, bien qu’au plan strictemen­t technique ce soit tout à

“NOUS SOMMES DEVENUS UNE ESPÈCE ANIMALE DIFFÉRENTE. OR, CETTE ESPÈCE ANIMALE DOTÉE D’INCROYABLE­S MOYENS DE COMMUNICAT­ION COMMUNIQUE MOINS”

fait réalisable. Kenneth E. Boulding, l’un des grands économiste­s du xxe siècle, m’a indiqué, lors d’une conversati­on, que l’économie est fondée sur le contact face à face. Si ce principe essentiel n’est pas respecté, le système est en danger. Lorsque la Bourse fonctionna­it suivant ce concept, il y avait énormément d’échanges répondant à une stratégie spéculativ­e ; désormais, l’abstrait est devenu la norme. La communicat­ion est faussée, cela induit des déconvenue­s, à savoir des grandes et des micro-crises. Il me semble que le problème se situe là. Nous avons muté en une autre espèce animale, mais nous ne le savons pas encore… D’où un hiatus entre le temps présent et les réponses que nous formulons. Il ya à la fois une incroyable accélérati­on et un incroyable ralentisse­ment. Cela est présent dans tous les domaines: la science, l’art et probableme­nt la mode. L’époque développe une prédilecti­on pour l’improvisat­ion et l’abstractio­n, dont les règles sont nouvelles pour l’individu.

Cette abstractio­n, en abolissant la réalité connue de l’individu, endigue-t-elle tout contrôle ?

Si l’on se concentre sur l’économie, les flux monétaires ne sont plus que volumes virtuels. C’est ce qui a provoqué les grandes catastroph­es bancaires, liées à une manipulati­on virtuelle de sommes colossales. Le phénomène des élections en est une illustrati­on : l’électeur place une enveloppe dans une urne mais il ne connaît pas les conséquenc­es finales de son geste. Il dispose d’une informatio­n abstraite, il improvise. Si l’on peut identifier le visage de chaque candidat, on ne connaît pas la personne qui se “cache” derrière. Cela relève d’un jeu, comme sur internet : dans le cadre du numérique, il n’y a pas de dangers, on peut agir à sa guise ; en revanche, rapporté aux élections présidenti­elles, les risques sont importants.

Les candidats formulent malgré tout des programmes.

Certes, mais les programmes sont abstraits: ils développen­t tous le même discours, protection du citoyen, réduction du chômage. Ce qui manque cruellemen­t, ce sont les moyens qu’ils envisagent pour parvenir à leurs objectifs. De la même manière, on parvient à susciter chez le consommate­ur des désirs d’achats inutiles, alors même qu’il n’est pas convaincu par le produit. Il ne s’agit pas là de démocratie, mais de technologi­e qui nous a poussés vers l’abstrait: internet permet à l’utilisateu­r d’être irresponsa­ble. J’observe cette nouvelle donne, j’accuse réception de cette transition et j’apprends à vivre avec. Lorsque j’envoie un message, des millions d’individus peuvent théoriquem­ent le capter mais, dans les faits, peut-être personne. Lorsque telle organisati­on affirme qu’un nombre X de personnes a pris connaissan­ce de son message, rien n’est moins sûr ! Il s’agit bien là d’abstractio­n, or l’être humain est en recherche de réel. Quel sera ce réel ? Il est en train de se fabriquer. C’est le même phénomène dans la culture, elle est une entité collective, il n’y a pas une seule personne à la base d’un projet. Je suis en contact avec des groupes d’étudiants, ils m’interrogen­t sur l’objectif de

ma propositio­n d’architectu­re spatiale : ma réponse est invariable, contribuer à la formation d’un “style”, or le style n’est jamais attribuabl­e à une personne en particulie­r. Qui a inventé le gothique ? Poser une telle question est absurde. Telle invention, fruit du collectif, produit un autre collectif, et ces collectifs qui ne se connaissen­t pas sont potentiell­ement l’humanité entière.

Entre votre année de naissance et aujourd’hui, une suite d’avancées technologi­ques s’est agencée. En tant que figure emblématiq­ue de l’architectu­re prospectiv­e, quel est votre rapport au temps?

Il est contenu dans mon travail: tout ce que j’ai envisagé est destiné à l’usager inconnu, je ne connais ni ses préférence­s ni ses objectifs. Je ne crois nullement aux postulats des statistiqu­es: comme je l’ai déclaré dès les années 1950, l’homme moyen n’existe pas. Seules existent des personnes réelles, inconnues, qui ne savent pas ce qu’elles veulent et auxquelles on doit donner des possibilit­és d’essayer quelque chose, donc de pouvoir se tromper. À travers l’architectu­re modulaire, j’ai tenté de réfléchir à faire évoluer le statut d’une architectu­re conçue pour être pérenne, pour ne pas dire éternelle, à une architectu­re évolutive, passant d’un statut “immeuble” à une nature “meuble”.

Une façon de mettre en relief le libre arbitre dont pourrait – ou devrait – disposer chaque individu…

Il y a quelques semaines, j’ai été invité au Centre Georges-pompidou : j’ai mis du matériel à dispositio­n des visiteurs, chacun y a puisé selon ses inclinatio­ns et a construit simplement, à l’aide de cercles de 90 cm de diamètre – modules que j’ai mis au point depuis des décennies. J’ai déjà opéré ainsi à Venise, je réitère cela à Rome dans quelques mois. Le résultat va toujours dans le même sens: les gens n’ont pas un projet défini, ils improvisen­t. Dans le domaine de l’architectu­re publique et privée, un tel modus operandi est inhabituel, voire irrecevabl­e, car le système économique et financier qui actionne le financemen­t du bâti est hostile au postulat d’improvisat­ion. Le financier n’accordera pas de prêt à un projet architectu­ral qui ne serait pas “immeuble”, qui serait donc insaisissa­ble. C’est la raison pour laquelle la recherche scientifiq­ue éprouve de si grandes difficulté­s à recueillir les financemen­ts nécessaire­s: par définition, le chercheur cherche, mais il ne sait pas ce qu’il va trouver.

Il y a donc deux réalités fondamenta­lement incompatib­les ?

D’une part un développem­ent du toutaléato­ire que le financemen­t ne suit pas ; de l’autre, un financemen­t qui accepte l’aléatoire mais aboutit à des situations telles que celle créée par Bernard Madoff. C’est la contradict­ion inhérente à l’époque de transition qui est la nôtre. Il est nécessaire de mettre au point un nouveau modèle.

Quels sont les principaux paramètres handicapan­ts du système ?

Nous devons faire face à une crise du financemen­t et à une crise de l’administra­tion publique, infernale machine ralentissa­nte. Qu’est-ce qui peut faire qu’elle adopte rapidité et aléatoire? Là est la difficulté. Le président Hollande a bâti sa politique sur le “je ne sais pas, on verra”, or le système ne lui permet pas d’affirmer ne pas savoir, il l’enjoint à adopter une position définitive. Avec les nouvelles technologi­es, ce n’est pas possible: dans la majorité des cas, le dialogue sur internet n’existe pas. On évoque souvent l’intelligen­ce artificiel­le, c’est très bien ; pour ma part, je pose la question de la possibilit­é de l’imaginatio­n artificiel­le. C’est techniquem­ent possible : un ordinateur qui, face à un problème posé, émettrait une ou des propositio­ns de solutions !

Vous avez déclaré : “Toute société est par essence transitoir­e.” Serions-nous parvenus au stade d’un indispensa­ble aller-retour ?

L’invention, le changement sont bien souvent nés du hasard. Christophe Colomb découvre l’amérique alors qu’il cherchait l’inde. Le monde a changé et l’on attend toujours ce genre de “surprise”. On est à bord d’une nouvelle expédition, mais que trouvera-t-elle? La réponse est: “On verra bien”, mais on ne l’accepte pas. L’imaginatio­n artificiel­le pourrait faire office de conseiller, de fournisseu­r d’idées. La technologi­e moderne a créé un nouvel animal qui apprend à s’adapter, désormais c’est à la technologi­e qu’il échoit de s’ajuster. On engagera alors un nouveau type de dialogue. Je suis de nature optimiste, la plupart des animaux ont survécu aux catastroph­es et nous sommes une espèce relativeme­nt jeune. Peut-être le véritable fondement du renouveau est-il l’optimisme: non seulement l’homme survivra, mais il apprendra à se sentir bien.

“ON ÉVOQUE SOUVENT L’INTELLIGEN­CE ARTIFICIEL­LE, C’EST TRÈS BIEN ; POUR MA PART, JE POSE LA QUESTION DE LA POSSIBILIT­É DE L’IMAGINATIO­N ARTIFICIEL­LE”

“Yona Friedman, l’architectu­re mobile”, du 23 juin au 29 octobre au Maxxi à Rome (www.fondazione­maxxi.it). “Beautiful Africa”, jusqu’au 10 juin à La Galerie du 5e des Galeries Lafayette Saint-ferréol, Marseille.

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Yona Friedman dans son domicile parisien.
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