L'officiel

Quelques souvenirs décousus sur Pierre Le-tan

Le dessinateu­r nous a quittés le 17 septembre dernier. Des magazines prestigieu­x aux romans de grands écrivains contempora­ins en passant par des collaborat­ions avec des maisons de luxe, son trait délicat nous a accompagné­s pendant cinquante ans. L’écriva

- Par simon liberati

Je me souviens encore du contact de sa joue sur la mienne la dernière fois que je l’ai embrassé pour lui dire au revoir devant chez lui. Nous avions une grande intimité physique qui remontait à l’époque où je vivais rue de Beaune dans cette chambre d’hôtel que nous surnommion­s la “suite overdose”. Des nuits entières passées à parler avec Jean-marie, Camille, qu’il adorait appeler comme un aboyeur : “Camille Bidault Waddington”, Fredo et d’autres…

Dans le décor du restaurant de L’esplanade où nous nous étions réfugiés parce que le café en face de chez lui fermait le 15 août, il a évoqué sa mort prochaine, le néant qu’il envisageai­t avec un stoïcisme impeccable. Je lui ai cité un vers de Mallarmé :

Ce peu profond ruisseau calomnié, la mort…

Il m’a jeté un oeil derrière ses lunettes, le même qu’il avait quand il vous dessinait. Il était trois heures de l’après-midi. Nous regardions ensemble le soleil sur la façade des Invalides. Il mangeait des fraises des bois, délicateme­nt, comme un vieux singe capucin. Il m’a dit qu’il fallait qu’il parle à Édouard, son fils… Je ne sais pas s’il a pu le faire mais je sais qu’il y tenait beaucoup. Il était très affligé à l’idée que sa dernière fille, la petite Zoé, ne se souvienne pas de lui. Je lui ai rappelé qu’eva a gardé des souvenirs de son père dès l’âge de deux ou trois ans.

Je le regardais, trésor qui allait s’engloutir, et j’essayais de capter les derniers éclats de son intelligen­ce et de son goût, intacts malgré la maladie, raffinés même par la souffrance, et si supérieurs aux miens. Je me sentais comme un enfant qui va perdre son père et son ami. J’avais l’impression qu’il allait fermer la porte, descendre les marches en bois qui montaient à mon grenier de la rue de Beaune, mais que je ne le reverrais jamais.

“Il m’intimidait car il n’était pas très souriant. La première conversati­on sérieuse eut lieu chez lui place du Palais-bourbon en hiver. J’étais saoul, je lui ai parlé de Rick Owens, son nouveau voisin, qui venait de s’installer sur la place dans l’immeuble que lui avait trouvé un marchand de jeans, le père de David Charvet, acteur d’‘alerte à Malibu’.”

“Quand il fait votre portrait, Pierre Le-tan vous fusille de mille coups d’oeil perçants, levant la tête sur vous, baissant la tête sur le dessin avec une vivacité étrange. Les yeux changent, il est pris d’une courte frénésie qui aboutit à un résultat presque immédiat, à peu près le temps de pose d’un Photomaton, un peu moins peut-être.”

Le lendemain de sa mort, Toboré, sa femme, m’a dit au téléphone: “Pierre est parti, je n’ai pas pu le retenir.” C’est exactement ce que je ressentais hier, à la tombée du jour, marchant dans la lumière dorée de la lointaine Californie sous des palmiers et un ciel rose pâle qui ressemblai­ent à ses dessins. Et pourtant dans la voiture aujourd’hui, roulant vers une plage du nom d’“el Matador”, Eva brièvement assoupie a rêvé de Pierre.

– Que faisait-il ?

– Il me regardait…

De son vivant, j’ai beaucoup écrit sur lui. Sans doute parce que je l’ai rencontré à l’époque littéraire de ma vie, celle où j’ai sorti mon premier livre. C’est Jean-marie qui nous avait présentés. Il m’intimidait car il n’était pas très souriant.

La première conversati­on sérieuse eut lieu chez lui place du Palais-bourbon en hiver. J’étais saoul, je lui ai parlé de Rick Owens, son nouveau voisin, qui venait de s’installer sur la place dans l’immeuble que lui avait trouvé un marchand de jeans, le père de David Charvet, acteur d’alerte à Malibu. Je lui racontai que Rick n’était pas naturellem­ent cet homme gothique aux cheveux noirs et raides à la Marilyn Manson mais qu’il était frisé et blanc comme Jean-jacques Annaud et qu’il devait se rendre à Londres toutes les semaines pour se faire teindre et préparer les cheveux.

Les anecdotes sur les toupets, les perruques, les Régé Color étaient très appréciées de Pierre, sans doute parce qu’il se refusait à teindre ses cheveux, déjà blancs à l’époque. Pour essayer de le faire changer d’avis, je me rappelle que je lui parlais souvent d’un Indochinoi­s habillé en country western avec des gants de cuir noir et un Stetson posé sur une teinture aile de corbeau, personnage que j’ai longtemps croisé, une mallette de cuir à la main, à la station de métro Strasbourg – Saint-denis. Prodigue en conseils vestimenta­ires, j’ai offert à Pierre un pull-over du Petit Matelot à boutonnage sur l’épaule qui moulait agréableme­nt son ventre en obus. Mon regret reste de ne pas lui avoir chiné à Barbès une parka militaire car il lorgnait sur les miennes.

Quand j’étais à la campagne nous passions beaucoup de temps à parler au téléphone. J’ai compris très vite qu’il travaillai­t ses dessins en parlant.

C’est à cette époque que j’ai fait une longue interview pour Purple. Je me souviens de la première question :

– C’est horrible, la copropriét­é de ton immeuble a détruit la très jolie mosaïque à croix gammée du hall d’entrée.

– (L’air désolé) : Oui ce sont des cons.

De la croix gammée nous passions naturellem­ent à Modiano. À l’occasion de cet entretien, j’ai lu le livre Paris de ma jeunesse… À mon avis le meilleur de Pierre. (Épuisé depuis longtemps, il va être réédité cet hiver chez Stock augmenté de plusieurs textes.)

Plus loin, dans le même entretien, il se moquait de Jacques Crozemarie, le patron de la Ligue contre le cancer, mort lui-même d’un cancer. Crozemarie s’était acheté deux Lamborghin­i, ce qui nous conduisait aux amateurs de Lamborghin­i et à l’ex-fiancé de sa fille Olympia… Cette conversati­on décousue, pleine de noms télescopés allait être le modèle d’une autre conversati­on, fictive celle-là, que j’ai inventée pour un livre ultérieur. Dans l’entretien fictif nous parlions des poupées du xixe siècle :

– Tu m’as dit que tu détestais le vieux pédé qui vendait des poupées anciennes dans le passage Vérot-dodat. – Robert Capia, un vrai méchant. C’est plutôt lui qui me détestait parce que j’étais trop timide pour lui dire bonjour alors que j’avais fait un portrait de lui.

Méchant, Pierre Le-tan? Une légende bien établie à Paris l’affirmait. C’est d’ailleurs là-dessus que je commençai un texte qu’il m’avait demandé pour le catalogue d’une exposition à l’institut français de Munich en 2009. J’y parlais de cet oeil terrible qu’il vous jetait lorsqu’il vous dessinait : quand il fait votre portrait, Le-tan vous fusille de mille coups d’oeil perçants, levant la tête sur vous, baissant la tête sur le dessin avec une vivacité étrange. Les yeux changent, il est pris d’une courte frénésie qui aboutit à un résultat presque immédiat, à peu près le temps de pose d’un Photomaton, un peu moins peut-être. Deux minutes d’agitation et il vous balance près de votre assiette un dessin précis, sans repentir ni pitié pour les quelques petits défauts ou particular­ités dont chacun peut, à juste titre, avoir un peu honte.

Cette préface fut l’occasion d’un charmant séjour à Munich, complèteme­nt défoncés, dont j’ai gardé un seul souvenir précis, celui d’un macaque éternuant au visage de Jean-marie lors d’une visite au zoo.

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New York”, pour la couverture du “New Yorker” en 1978.
“Une chambre au Dakota, New York”, pour la couverture du “New Yorker” en 1978.
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“Portrait d’un marin”, 1980.
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“Maddy”, 1979.
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“Le Poisson”, 1979.

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