L'officiel

“Generation Wealth”, signes extérieurs de richesse

- Par Claire Beghin

L’exposition et le documentai­re “Generation Wealth”, de la photograph­e et réalisatri­ce Lauren Greenfield, se penchent sur la course effrénée à l’argent et au paraître qui semble occuper le monde occidental. Un point de vue radical sur une culture qui, selon elle, a signé la fin du rêve américain.

“Money, money, money. J’aurai autant d’argent que cette pièce peut en contenir.” Eden Wood a environ 6 ans. Elle porte une brassière en résille et dentelle rose, une jupette assortie, un chignon laqué plus large que son visage et une quantité de mascara que ses petits yeux peuvent à peine soutenir. Lorsqu’on lui demande ce qu’elle compte faire de tout cet argent, elle répond “Le dépenser entièremen­t. Et l’embrasser.” Avant de se remettre l’index dans le nez. Ancienne concurrent­e de l’émission Toddlers and Tiaras, qui suit le quotidien des mini-miss américaine­s, Eden a aujourd’hui 14 ans. Lauren Greenfield l’avait photograph­iée petite fille pour son livre Generation Wealth, publié en 2017 chez Phaidon, en quelque sorte le catalogue d’une exposition qui voyage encore dans le monde entier (1). Un projet qu’elle a démarré en 1992 et auquel elle a consacré un documentai­re éponyme (2).

RÉVEIL AMER

Ce documentai­re suit le quotidien de femmes et d’hommes, américains pour la plupart, obsédés par l’argent et les marqueurs de richesse. Des gens qui collection­nent les Birkin Hermès, les oeuvres d’art contempora­in, les demeures dont la surface se compte en milliers de mètres carrés, ou l’argent, tout simplement. C’est en fréquentan­t un lycée huppé de Los Angeles, où son statut d’adolescent­e de la classe moyenne détonnait parmi les élèves fortunés et les enfants de célébrités, que Lauren Greenfield a commencé à s’intéresser aux mécanismes psychologi­ques de la richesse. Vingt-cinq ans plus tard, elle en a tiré une riche étude anthropolo­gique visuelle dans laquelle on croise une

Kim Kardashian de 12 ans, une ancienne actrice X ou un banquier en cavale accusé de fraude sur investisse­ment.

Une démarche qui a fait d’elle le témoin direct de la transforma­tion de la richesse en culture à part entière. “Lorsque j’ai commencé à photograph­ier les gamins friqués de Los Angeles, c’était comme une sous-culture extrême, se souvient-elle.

Je pensais étudier la notion de richesse, le matérialis­me, peut-être les marqueurs statutaire­s de l’achat. J’ai vite réalisé que le vrai sujet était la culture du pouvoir, de la beauté, de la sexualité, de l’argent et de ’image.” Près de trois décennies après le début du projet, l’argent est devenu une culture mainstream dont Generation Wealth met en lumière les travers les plus dangereux. Le documentai­re montre toute une génération de privilégié­s dont certains se réveillent de leur rêve américain avec une amère gueule de bois. “La nature même du rêve américain est au coeur de tout ça, poursuit Lauren Greenfield. Il a été corrompu. Mon père venait d’une famille pauvre d’immigrés, il a fréquenté un lycée public dans une banlieue de classe moyenne avec la conviction qu’il pouvait devenir ce qu’il voulait, et la déterminat­ion nécessaire pour y arriver tout en cultivant des valeurs sociales et économique­s. Aujourd’hui, la richesse n’est plus un moyen d’arriver à ses fins, elle est devenue une fin en soi. Pourtant, il n’y a jamais eu aussi peu de mobilité sociale par rapport aux années 1960 et 1970.”

LE PIÈGE DE L’AVIDITÉ

Ce sont les conséquenc­es de ce glissement subtil que l’on voit à travers ces histoires, celle de Kacey Jordan, qui a fait une croix sur le porno, la drogue et les montagnes de billets pour tenter de fonder une famille, celle d’un ancien rappeur obsédé par l’argent qui enseigne à ses enfants les valeurs du travail après que sa carrière s’est effondrée, ou celle de Florian Homm, banquier fraudeur repenti, qui a délaissé sa vie de famille au profit d’une course à l’argent qui l’a mené jusque derrière les barreaux et dont il parle avec des larmes dans la voix.

“La chute de Florian a été quelque chose d’assez extraordin­aire. Il a commencé à travailler à l’époque du film Wall Street, quand les gens se rêvaient en riches banquiers. Il est tombé en plein dans le piège de l’avidité. Le voir raconter son propre échec, c’était comme entendre le diable en personne raconter son histoire, jusqu’à admettre que l’argent n’est pas ce que l’on croit, qu’il ne nous mène pas là où on aimerait aller.” L’argent ne fait pas le bonheur, un vieil adage dont la société ne semble pas encore avoir tiré les bonnes conclusion­s. Pour Lauren Greenfield, l’aveuglemen­t des riches à la suite de la crise des subprimes en est symptomati­que. Dans son précédent documentai­re, The Queen of Versailles, elle suivait le projet d’un couple qui tentait, en plein crash financier, de construire la plus grande demeure des États-unis. “Ça relève de l’addiction. C’est quelque chose de puissant, on perd vite le contrôle. Tout le monde sait que l’argent ne fait pas le bonheur, pourtant on ne l’intègre pas à nos principes de vie. Mais il y a un espoir dans le fait de bousculer son propre système, comme l’ont fait certaines personnes du film.” Dans la dernière scène de Generation Wealth, Tiffany Masters, une organisatr­ice de soirées à Las Vegas qu’on a vue traînant son jeune fils dans ses aventures décadentes, commente les photos d’elle au vernissage de l’exposition. Elle dit ne pas les aimer car elles ne la montrent pas sous son meilleur jour. “C’était difficile pour elle d’être confrontée à cette image d’elle-même en tant que fêtarde avide, mais elle y a vu quelque chose d’important. Plus tard, en interview, elle a dit apprécier mes photos car elles montrent la réalité.” Une réalité dans laquelle on a de plus en plus de mal à faire la différence entre richesse réelle et richesse affichée. “Les plus grandes clientes de chirurgie esthétique sont désormais les femmes de la classe moyenne, qui contracten­t des prêts pour transforme­r leurs corps. Des choses qui étaient considérée­s comme luxueuses ne le sont plus, elles sont devenues des addictions comme les autres. Pourtant, on sait que l’indice le plus fiable pour prédire l’avenir de quelqu’un est encore de regarder le code postal du lieu où il a grandi.” Comme le dit Tiffany Masters, les larmes aux yeux, il faut faire attention à ses propres souhaits.

(1) Exposition “Generation Wealth”, jusqu’au 16 février 2020 au louisiana Museum of Modern art, humlebaek, danemark.

(2) documentai­re “Generation Wealth”, visible depuis cet été sur amazon video. le dernier documentai­re de lauren Greenfield, “the kingmaker”, sur imelda Marcos, a été présenté hors compétitio­n à la Mostra de venise En septembre dernier.

 ??  ?? Jackie chez elle en compagnie de ses chiens et de Marissa, une des nurses de la maison. Windermere, Angleterre, 2009.
Jackie chez elle en compagnie de ses chiens et de Marissa, une des nurses de la maison. Windermere, Angleterre, 2009.
 ??  ??
 ??  ?? Maya, 6 ans, au Pradar, le prestigieu­x club équestre moscovite, en 2012. Créé en 2000 dans un bâtiment de l’époque tsariste au centre de la capitale, le club accueille une nouvelle élite russe désireuse de s’approprier les coutumes aristocrat­iques britanniqu­es.
Maya, 6 ans, au Pradar, le prestigieu­x club équestre moscovite, en 2012. Créé en 2000 dans un bâtiment de l’époque tsariste au centre de la capitale, le club accueille une nouvelle élite russe désireuse de s’approprier les coutumes aristocrat­iques britanniqu­es.
 ??  ?? Ilona chez elle avec sa fille, Michelle, à Moscou en 2012. Le pull d’ilona a été fabriqué en exclusivit­é pour elle par son ami Andrey Artyomov, le designer de la marque
Walk of Shame, très prisée par les épouses des oligarques.
Ilona chez elle avec sa fille, Michelle, à Moscou en 2012. Le pull d’ilona a été fabriqué en exclusivit­é pour elle par son ami Andrey Artyomov, le designer de la marque Walk of Shame, très prisée par les épouses des oligarques.

Newspapers in French

Newspapers from France