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Cinéma : Queen & Slim

Cavale sensuelle, brûlante et politique, le film “Queen & Slim” réinvente le road movie le poing levé. Il raconte l’amérique d’aujourd’hui et les expérience­s complexes des Afro-américains dans cette société, devenant une oeuvre totale de protest art.

- PAR DELPHINE VALLOIRE

Les planètes se sont étrangemen­t alignées pour permettre la genèse de Queen & Slim, qui compte déjà parmi ses adorateurs John Legend, Natalie Portman, Snoop Dogg et Jennifer Aniston. Tout d’abord avec la rencontre de deux femmes singulière­s qui ont créé et porté ce film à bout de bras, tout en gardant le pouvoir de A à Z pour raconter cette histoire. D’un côté, la réalisatri­ce Melina Matsoukas, dont c’est le premier longmétrag­e, qui a fait ses armes avec des vidéos, notamment Formation, de Beyoncé, et We Found Love, de Rihanna, pour lesquelles elle a gagné deux Grammy. De l’autre, la grande gueule surdouée Lena Waithe, scénariste et productric­e (Master of None), mais aussi actrice dans le sous-estimé Ready Player One, de Steven Spielberg, et militante queer LGBT qui a grandi dans le très brutal South Side de Chicago avant d’étudier les films et scripts d’aaron Sorkin, Spike Lee ou Spike Jonze. Celle-ci a mis sa vie dans ce scénario, des détails personnels mais aussi sa colère, comme elle l’explique sur le site Man Repeller : “J’ai vraiment écrit ça comme un cri de rébellion. […] C’était moi qui criais dans une pièce en écrivant sur moi-même, même si c’est un film très calme et intime. C’est une méditation sur le fait d’être noir, sur ce que signifie être noir en Amérique, ce que signifie tomber amoureux, ce que cela signifie de penser que vous vous connaissez vous-même, toutes ces choses…” Des interrogat­ions complexes de toute une génération que l’on retrouve déclinées depuis novembre dans la meilleure série de l’année, Watchmen, sur HBO. L’histoire de Queen & Slim trouve directemen­t sa source dans l’actualité brûlante des États-unis et le mouvement Black Lives Matter. Par une nuit d’hiver à Cleveland, Ohio, un couple termine son rencard Tinder un peu raté dans un dinner. La fille (l’extraordin­aire révélation Jodie Turner-smith) est une avocate brillante mais dure et solitaire qui vient de perdre un procès avec son client condamné à la peine de mort. Le garçon est un gars gentil, employé croyant et prévenant (incarné par le phénomène de Get Out Daniel Kaluuya). Il la raccompagn­e en voiture quand ils sont arrêtés pour infraction mineure par un flic raciste qui devient soudaineme­nt agressif.

Une seconde et six jours

Tout va très vite, le policier tire dans la cuisse de Queen – sortie de la voiture pour protéger les droits de Slim – et, après un combat rapide avec Slim dans la neige, le coup part. Slim et Queen deviennent des hors-la-loi en une fraction de seconde. Par respect et pour capter au plus près les émotions, Matsoukas a étudié les vidéos d’arrestatio­ns, de cette épidémie de morts violentes d’innocents qui ont provoqué la colère publique ces dernières années : Sandra Bland, Emmett Till, Trayvon Martin, Mike Brown, Eric Garner…

Ici, tout est filmé par touches de sensations : le temps mort devant l’indicible, la neige teintée de sang, l’expression incrédule de Slim, en plein rush d’adrénaline, et l’instinct de survie qui reprend le contrôle. À ce moment-là, leur fuite commence, un voyage de six jours qui va les emmener de l’ohio au Mississipp­i, jusqu’en Floride, louvoyant à l’aveugle entre vrais et faux amis. Premier stop : l’oncle de Queen, Earl (Bokeem Woodbine) à La Nouvelle-orléans, un vétéran souffrant de stress post-traumatiqu­e qui vit dans son propre petit royaume retranché, une maison décrépite mais majestueus­e avec son harem de princesses bling-bling. À la fois effrayant et sympathiqu­e, Earl surnomme ironiqueme­nt les deux fugitifs “les Black Bonnie and Clyde” mais finit par leur fournir un nom à contacter, un peu d’argent et une superbe Pontiac Catalina turquoise pour faire la route “cachés bien en vue”. Queen et Slim ressortent de là brusquemen­t relookés malgré eux : robe panthère, bottes zébrées et coupe Grace Jones pour Queen et survêtemen­t bordeaux en velours pour Slim, tous deux ultra-visibles mais bizarremen­t plus forts qu’avant.

Par respect et pour capter au plus près les émotions, Melina Matsoukas a étudié les vidéos d’arrestatio­ns, de cette épidémie de morts violentes d’innocents qui ont provoqué la colère publique ces dernières années : Sandra Bland, Emmett Till, Trayvon Martin, Mike Brown, Eric Garner…

Hypnose

Dans cette étrange renaissanc­e à la vie, ils sont accompagné­s presque non-stop par une musique exaltante. Melina Matsoukas, qui travaille depuis des années avec Beyoncé, Solange, Rihanna ou Lady Gaga, a mis un maximum de signifiant dans sa BO supervisée par Devonté Hynes, de Blood Orange. Solange a donné une chanson, Almeda, et a aussi conseillé le Come Running, de Herbie Hancock. Lauren Hill a composé Guarding the Gates pour le film, son premier single depuis cinq ans. Matsoukas a aussi conclu un partenaria­t avec Motown Records pour s’assurer d’avoir le meilleur du hip-hop, de la soul, du blues et du R’N’B : des classiques (Duke Ellington et John Coltrane, Fela Kuti ou encore Runnin’, de The Pharcyde, en 1995) à la nouvelle garde (retenez bien ces noms : Choker, Moses Sumney, Vince Staples, 6lack, Mereba, Burna Boy) pour “honorer l’héritage de la musique noire et la diversité qui l’habite”. En ce qui concerne l’image, la sophistica­tion prime, avec un soin maniaque du chef op’ Tat Radcliffe pour que chaque plan soit fort, presque hypnotique, un peu dans la lignée du Moonlight, de Barry Jenkins qui a remporté trois oscars en 2017. Toujours dans le même souci perfection­niste, la réalisatri­ce a choisi quatre photograph­es de plateau extraordin­aires venus du monde de l’art, de la mode ou du photorepor­tage : Campbell Addy, Awol Erizku, Lelanie Foster et Andre D. Wagner qui ont tous interprété le film à leur manière (une exposition suivra peut-être en 2020).

Le pouvoir de l’image

La photograph­ie intègre l’histoire quand un cliché magnifique du couple en cavale est pris par un gamin dans un garage et devient par hasard un symbole de la lutte de toute la communauté noire contre la brutalité policière. Dans le film, c’est Queen qui insiste pour que la photo soit prise :

“Les photos ne sont pas juste une histoire de vanité. Elles sont la preuve de notre existence.” Cette image devient étendard, sur les murs, les T-shirts, et ses effets secondaire­s, imprévisib­les, se déroulent par ricochets parfois dévastateu­rs. De même, la vidéo de l’accident filmée automatiqu­ement sur la voiture du policier devient virale, elle tourne sur tous les écrans montrant le drame et aussi l’innocence du couple en légitime défense. Devenus malgré eux les visages d’un combat, ils sont à la fois protégés et menacés par tous ceux qu’ils croisent, sans savoir qui est l’ami et qui est l’ennemi. Comme le jeune pompiste que Slim tente de braquer, bien plus terrifiant que lui, un amoureux des armes à feux au regard dément qui le supplie de tenir son Glock en susurrant : “Quelque chose dans le fait de tenir une arme létale me fait me sentir tellement vivant.” Made in USA.

It’s complicate­d

Queen et Slim tentent le destin de bien des façons comme pour se venger du mauvais coup de dés qui a fait basculer leurs vies. Ils traversent du nord au sud et en travers ce pays soumis à des vents contraires complexes, et la route les met progressiv­ement à nu. Lena Waithe a construit son duo sur un schéma précis : “Pour moi, Queen était Malcolm X et Slim était Martin Luther King, et à la fin du film, ils changent de place.” Jour après jour, le duo imparfait devient couple et le chemin devient celui tout aussi dangereux de l’amour, qui mène de l’indifféren­ce à la passion sacrificie­lle. Prêts à risquer leur vie pour une danse dans un boui-boui de campagne où un vieux musicien en Stetson et costume à paillettes (le légendaire Little Freddie King) chante un blues brûlant. Cette love story file au vent dans la Pontiac turquoise, de la neige au soleil, de la nuit à la lumière, jusqu’à une fin sublime, surprenant­e et élégiaque, bercée par le Doomed de Moses Sumney. Queen et Slim sont revenus à l’essence même de l’amour : deux personnes seules contre tous. Uniques.

“Pour moi, Queen était Malcolm X et Slim était Martin Luther King, et à la fin du film, ils changent de place.” Lena Waithe

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Jodie Turner-smith et Daniel Kaluuya.
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Jodie Turner-smith et Daniel Kaluuya.
 ??  ?? Bokeem Woodbine, alias Uncle Earl dans le film.
Bokeem Woodbine, alias Uncle Earl dans le film.
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