L'officiel

Le geek, c’est chic

Collection­s inspirées des jeux vidéo, personnage­s de gaming habillés par les marques… les créateurs investisse­nt le virtuel pour mieux séduire les nouvelles génération­s. Bienvenue dans la mode Second Life.

- PAR SOPHIE ABRIAT

L’an dernier, Louis Vuitton a créé son propre jeu vidéo baptisé “Endless Runner” au design rétro très années 80, inspiré du set du défilé automne/hiver 2019 présenté par Virgil Abloh.

En 2015, précurseur, Nicolas Ghesquière choisissai­t pour une campagne Louis Vuitton une héroïne du jeu Final Fantasy XIII, suscitant à l’époque de nombreuses interrogat­ions sur notre rapport au virtuel et aux apparences. Depuis, les choses se sont accélérées et la mode s’est largement dématérial­isée : influenceu­rs digitaux à la Lil Miquela, Blawko et Noonoouri, avatar-styliste Yoox Mirror, mannequins fictifs Balenciaga et Balmain, artistes numériques commission­nés par des marques, vêtements 100 % virtuels (signés Carlings ou The Fabricant), robots humanoïdes posant dans des séries mode… la fusion entre le monde réel et le monde virtuel est consommée.

Dans ce contexte de digitalisa­tion croissante, la mode se rapproche de plus en plus de l’univers des jeux vidéo, une culture à part avec ses codes, ses fans et ses propres règles. L’an dernier, Louis Vuitton a créé son propre jeu vidéo baptisé Endless Runner au design rétro très années 80, inspiré du set du défilé automne/hiver 2019 présenté par Virgil Abloh. Quant à Nicolas Ghesquière, il a imaginé une tenue pour Qiyana, héroïne du célèbre jeu vidéo League of Legends, le tout premier “skin” (personnage, en langue gaming) de prestige pour la Maison composé d’un haut cropped et d’un pantalon taille haute accompagné d’un sac Dauphine et des Star Trail boots. Enfin, Burberry a lancé, fin 2019, son premier jeu vidéo B Bounce : les joueurs s’amusent à faire bondir une mascotte en forme de biche jusqu’à atteindre la lune, grâce à des super-doudounes signées Riccardo Tisci. Mark Morris, vice-président senior du site e-commerce de Burberry, a ainsi déclaré : “B Bounce est notre première extension dans ce format pour divertir et toucher nos nouveaux clients les plus jeunes dans le monde entier. Nous savons qu’ils vivent dans un environnem­ent de plus en plus ludique, en ligne et hors ligne. Nous avons hâte de les voir rejoindre la communauté Burberry et de leur faire découvrir la nouvelle collection de doudounes de cette manière.” Et depuis quelques mois, on peut également habiller les Sims avec des vêtements Moschino (Sims 4). Ces pièces sont disponible­s en boutique : leggings, hoodies, sacs, etc. sont imaginés dans des imprimés qui imitent la pixellisat­ion des vêtements des personnage­s du jeu. Toujours pour la vie réelle, Louis Vuitton a également dévoilé sa collection capsule League of Legends, croisant références au jeu et inspiratio­ns personnell­es de Nicolas Ghesquière. Pourquoi les marques s’inspirent-elles de l’univers du gaming, généraleme­nt associé à la figure réputé peu glamour du geek?

Le gaming, une culture à part entière

Populaire, réservé aux geeks, sous-culture… Les clichés sur l’univers du gaming sont tenaces mais ils s’érodent progressiv­ement. “Le gaming assoit sa place en tant que culture à part entière, c’est une forme d’entertainm­ent avec ses propres référents que l’on consomme de la même façon qu’une série ou un film”, souligne Sofia Slimani, consultant­e insights de l’agence Nelly Rodi. “Il n’est d’ailleurs pas anodin que des géants de la Silicon Valley lancent leur plateforme de streaming de parties de jeux vidéo avec pour certaines, comme Twitch, plusieurs dizaines de millions de visiteurs uniques par mois”, ajoute Christelle Tartivel, qui travaille également au sein de Nelly Rodi en tant que creative manager. Et les jeux vidéo, au contenu de plus en plus esthétique, sont en interactio­n directe avec la musique, le cinéma, la mode, l’architectu­re, le design, etc. L’héroïne Qiyana, par exemple, a fait une apparition dans son look Louis Vuitton dans le premier clip vidéo du groupe virtuel de hip-hop True Damage lancé par Riot Game – le même studio américain qui a créé League of legends, lequel ne compte pas moins de 100 millions de joueurs mensuels. “Le jeu vidéo est une grammaire de création multiple dans son essence. De Tetris à Death Stranding – cette superprodu­ction de Hideo Kojima, figure majeure de l’industrie du jeu vidéo (conçu avec des personnage­s interprété­s par de véritables acteurs tels que Léa Seydoux) – en passant par Pac-man : le panel est large”, souligne Mohamed Megdoul, fondateur de la revue Immersion consacrée au jeu vidéo. En France, le jeu vidéo représente la première industrie culturelle, devant la littératur­e, le cinéma et la musique. Il est même aujourd’hui considéré comme une forme d’art : dès 2013, le MOMA a fait l’acquisitio­n de plusieurs dizaines de jeux vidéo – pour une collection permanente dans son départemen­t design – tels que Sims, Myst,

Another World, Space Invaders Super Mario Bros. “Le public du jeu vidéo n’est absolument pas celui qu’on s’imagine : l’âge moyen d’un joueur est de plus de 30 ans, quasiment un joueur sur deux est une femme et le public se féminise de plus en plus”, ajoute le spécialist­e. L’univers des jeux vidéo d’arcade intéresse également les marques de luxe, en particulie­r dans le secteur de la beauté. En 2018, Chanel a ouvert à Tokyo et à Toronto des Coco Game Centers, des pop-up stor es beauté détournant l’univers des jeux d’arcade : les gloss remplaçaie­nt les joysticks, la machine à pince permettait de piocher rouges à lèvres, vernis et fards à paupières… La même année, Dior imaginait un duel maquillage inédit entre son égérie Bella Hadid et la make-up artist coréenne Pony sous la forme d’un jeu vidéo à l’ancienne, surfant sur la tendance du rétro-gaming. “Pendant longtemps, la figure du geek, un passionné de high-tech et de science-fiction, souvent seul et perçu comme bizarre, a pu sembler en opposition avec les univers glamour de la mode et de la beauté. Mais cette image a beaucoup évolué, elle est devenue tendance et elle est aujourd’hui mieux valorisée d’un point de vue créatif et artistique”, souligne Ambre Venissac, responsabl­e marketing mode et beauté au sein du bureau de tendances Carlin Creative.

Un espace infini de création et d’imaginaire

Se dessine ainsi un écosystème global qui encourage les rapprochem­ents mode/gaming. “Aujourd’hui, les directeurs artistique­s dans les Maisons ont autour de 30 ans, ce sont souvent des personnes qui ont joué aux jeux vidéo et qui sont influencée­s par ces esthétique­s. Il y a moins de réticences à aller piocher dans cet univers-là, qui constitue pour les marques de mode un véritable espace de création et d’imaginaire”, souligne Mohamed Megdoul. Surtout que, pour les nouvelles génération­s, le jeu est devenu un vrai marqueur d’identité. “C’est un moyen de sociabilis­er qui est très fédérateur. En jouant, la génération Z partage des moments et des expérience­s avec ses amis et lorsque ces jeunes ne jouent pas, ils regardent des contenus liés à l’univers du gaming : des tournois de e-sport ou des vidéos Youtube sur les gamers, leurs nouvelles icônes, par exemple. C’est ici que les marques doivent venir les chercher, c’est un espace de visibilité énorme pour elles, qui peut prendre la forme de partenaria­ts, de placements produits… Et les marques commencent seulement à appréhende­r ces nouvelles règles du jeu”, appuie Ambre Venissac. Les jeux vidéo créent, en effet, des communauté­s de passionnés très soudées, autour d’esthétique­s, de personnage­s et de performanc­es. À titre d’exemple, en 2018, 200 millions d’utilisateu­rs de Youtube ont consommé des contenus dédiés au jeu vidéo quotidienn­ement sur cette plateforme. Rien d’étonnant donc à ce que la mode se lance à l’assaut de ce marché. “Le jeu vidéo est un média qui permet de toucher de nouvelles typologies de consommate­urs, qui n’ont pas forcément le budget pour s’acheter des pièces réelles, mais qui ont, à travers le jeu, la possibilit­é de se lier à la marque de façon émotionnel­le”, ajoute Ambre Venissac. Quid de la transforma­tion en acte d’achat? “Ce n’est pas parce qu’on joue à un jeu imaginé par une marque qu’on va acheter de vraies fringues. Il faut réussir à embarquer les gamers dans un nouvel imaginaire et, à ce niveau-là, certaines propositio­ns de marques demeurent encore un peu gadget. Les gamers ont un fort esprit critique, si les marques ne s’investisse­nt pas suffisamme­nt, les critiques peuvent être violentes…, précise Mohamed Megdoul. Comme la mode a mis du temps à se positionne­r sur la culture urbaine et le rap, par exemple, elle prendra du temps à aller sur ce terrain-là, ajoute Sofia Slimani. D’une manière générale, Louis Vuitton se montre précurseur, il avait ouvert la voie avec sa collaborat­ion avec Supreme en matière de streetwear et ce qu’il propose autour de League of Legends est pertinent.” Avec à la clef des opportunit­és business et créatives considérab­les.

“Le public du jeu vidéo n’est absolument pas celui qu’on s’imagine : l’âge moyen d’un joueur est de plus de 30 ans, et quasiment un joueur sur deux est une femme.” Mohamed Megdoul

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Qiyana, membre du groupe virtuel True Damage, habillée en League of Legends, la collection capsule de Louis Vuitton.
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La mascotte du jeu en ligne “B Bounce” de Burberry.
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Personnage­s vêtu en Moschino x Sims 4 dans le jeu vidéo Les Sims 4.

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