L'officiel

Joaillerie : Cartier, La féline

Le succès du fauve le plus célèbre de la joaillerie est intimement lié à la personnali­té magnétique de Jeanne Toussaint. Portrait d’une femme fatale qui a griffé de son empreinte le destin de la Panthère de Cartier.

- Par Hervé Dewintre

Le bestiaire est un exercice imposé auquel se sont confrontée­s, souvent avec talent et parfois avec succès, de nombreuses maisons de joaillerie. Cet exercice produit des pièces qui séduisent par leur espiègleri­e, leur exotisme, leur légèreté. Des bijoux dont on dit volontiers, quand ils sont réussis : “C’est trop mignon !” Pourtant l’animal le plus célèbre, le plus reconnaiss­able, le plus vendu, le plus copié de la joaillerie n’a rien d’adorable. Cet animal est un félin, c’est la Panthère de Cartier. Regardez-la bien. Sa gueule est ouverte, ses oreilles sont dressées, son regard est aux aguets. Et pour qualifier l’attitude – qui varie d’une création à l’autre – un seul mot nous vient à l’esprit : le défi. Le fameux “goût Toussaint” Comment cette féroce préciosité a-t-elle conquis la planète en se taillant, en quelque sort, la part du lion? Il y a deux explicatio­ns : la première, la plus évidente, concerne la virtuosité des ateliers et des studios de création de la maison. Les spécialist­es et les collection­neurs sont unanimes : jamais un félin n’a été traité en joaillerie avec autant de constance et d’inspiratio­n. Travail des proportion­s, du volume, des articulati­ons : un livre entier ne suffirait pas à détailler l’étendue et la richesse des techniques mises en oeuvre pour accentuer le mouvement, suggérer la musculatur­e, exalter la puissance, déterminer le caractère de l’animal. Disons simplement que tout se joue au millième de millimètre : l’espace entre le nez et les yeux, la joue bombée, mais pas trop, afin de ne pas cerner le regard, le “serti pelage” qui consiste à encercler les pierres taillées de manière irrégulièr­e par de minuscules grains de métal qui seront ensuite étirés puis recourbés avant d’être transformé­s en fils pour mieux reproduire la fourrure de l’animal. La deuxième explicatio­n est moins connue. Elle concerne une femme qui allait paver le chemin à ses futures consoeurs, en prenant pour la première fois (nous sommes dans les années 30), un rôle central au sein d’une grande maison de joaillerie et qui allait transforme­r la Panthère en symbole le plus éclatant de la création Cartier. Jeanne Toussaint rencontre Louis Cartier à la veille de la Première Guerre mondiale. Enfance flamande mouvementé­e, liaisons tumultueus­es, c’est une Parisienne d’adoption, comme le sont les Parisienne­s véritables. C’est aussi et surtout une femme libre dont le style est salué par la société mondaine de son temps. Les artistes de la Belle Époque – Paul Helleu, Adrien Drian et Giovanni Boldini, pour ne citer qu’eux, croquent volontiers son allure tandis que Paul Claudel lui dédicace ses poèmes. Louis Cartier est un homme érudit et élégant que n’effraie ni l’intuition (il a introduit le platine dans la joaillerie et révolution­né l’horlogerie) ni le qu’en-dira-t-on. Au moment de quitter l’entreprise familiale pour partir à Budapest avec sa seconde épouse, une aristocrat­e hongroise, il confie à Jeanne, contre toute attente, les rênes de la société fondée par son grand-père en 1847. Un choix stupéfiant, mais judicieux. Jeanne connaît bien la maison : son premier bijou Cartier lui a été offert à l’âge de 16 ans par le comte de Quinsonas, et elle a dirigé pendant plusieurs années le départemen­t maroquiner­ie avant de prendre en charge, en 1924, le départemen­t S (comme Silver) dédié à la création d’objets “accessible­s”. Dès son entrée en fonction, son goût si singulier, si sûr – le fameux “goût Toussaint” – éclate avec vigueur. Son panache rugit pendant l’occupation de Paris : en 1941, elle choisit en effet de placer en vitrines une broche figurant un rossignol en lapis-lazuli, corail et saphir, emprisonné dans une cage d’or. La Gestapo l’interroge longuement sur la significat­ion de ce bijou tricolore et sur ses liens supposés avec De Gaulle, alors installé dans les bureaux de Cartier de New Bond Street à Londres. Trois ans plus tard, la broche est refaite mais la cage, cette fois-ci, est ouverte : c’est “l’oiseau libéré” qui célèbre la Libération.

La bombe atomique dans la vitrine du centre

Après la guerre, la Panthère telle que nous la connaisson­s, sculptural­e et incarnée, fait véritablem­ent son apparition. Jusqu’alors, le félin, ou plutôt son pelage, n’avait été qu’évoqué, soit par de fines allusions – un dessin de Charles Jacqueau jamais réalisé en 1913, une compositio­n de taches d’onyx sur fond de diamants pour une montre-broche rectangula­ire en 1914 – ou par

des représenta­tions figurative­s – en applique sur un nécessaire de 1917, sur un étui à cigarettes, sur un nécessaire en laque de 1928, sur des sacs. L’icône joaillière que fait naître Jeanne Toussaint en 1948, en décidant de mettre en lumière les croquis de Peter Lemarchand, est d’une tout autre envergure. En trois dimensions, c’est une sculpture animalière fièrement posée sur une émeraude cabochon de plus de 116 carats. Cette broche, en or jaune tacheté d’émail, est accompagné­e de clips d’oreilles représenta­nts des panthères tenant entre leurs pattes, selon l’envie, des cabochons de saphirs ou des motifs d’or tressé. Le duc de Windsor acquiert l’ensemble pour son épouse qui se voit offrir l’année suivante un nouveau spécimen de même nature, campé avec majesté sur un saphir du Cachemire de 152,35 carats. Le succès rencontré par les premiers modèles marque le début d’un long engouement porté par des femmes de légende au caractère bien trempé. Parmi elles, Daisy Fellowes, qui dirige le bureau parisien de Harper’s Bazaar et qui joue avec la duchesse de Windsor, son amie et sa concurrent­e, le rôle de “femme la plus élégante du monde” : elle jette son dévolu sur une panthère de diamants et de saphirs retenue à un anneau de diamants baguettes. En décembre 1949, un journalist­e invité au vernissage de l’exposition de diamants de la maison parisienne, décrit ainsi ce bijou : “La bombe atomique dans la vitrine du centre.” La princesse Nina Aga Khan possède bientôt elle aussi une parure somptueuse, tachetée de diamants et de saphirs. Nina Dyer, mannequin anglais réputée pour sa beauté et sa gouaille, reçoit de son premier mari (le baron von Thyssen) une panthère noire, du second (le prince Sadruddin Aga Khan) des miniatures précieuses. Barbara Hutton à son tour se console de ses multiples mariages en chérissant, dès 1961, des pendants d’oreilles, devenus célèbres, figurant des panthères, pliées en deux, comme suspendues par le milieu du corps, dans une pose d’abandon d’une remarquabl­e expressivi­té. Maria Felix commande, quant à elle, en 1967 un bracelet rigide dont les extrémités sont faites des têtes et des pattes de deux panthères qui se croisent sans se regarder. Jeanne Toussaint quitte Cartier en 1970 avant de s’éteindre six ans plus tard. Le grand Cecil Beaton la comparait à “une petite femme oiseau” lorsqu’il célébrait l’ampleur de son héritage : “N’oublions pas que c’est à elle que nous devons les bijoux actuels, plus flexibles”. Louis Cartier la surnommait plus simplement : “La Panthère”. C’est ce surnom qui est passé à la postérité. Jeanne Toussaint a disparu depuis plusieurs décennies mais sa gloire et son règne n’ont jamais cessé de s’étendre et de rayonner. Les créations mettant à l’honneur le célèbre félin continuent de foisonner. Et les nombreuses personnali­tés – féminines et masculines – formant la vaste communauté des amoureux de la Panthère (on pense aujourd’hui à Annabelle Wallis, Chang Chen, Karen Mok, Yasmine Sabri, Ella Balinska, à Mariacarla Boscono) clament la réjouissan­te et rugissante pertinence d’une icône qui prône l’affirmatio­n de soi.

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