L'officiel

Prophète de mode

Inventeur du streetwear, le designer Willi Smith a, dès 1967, l’intuition d’une mode avant-gardiste qui plairait à tous. Sa mode créative se nourrira pendant vingt ans de collaborat­ions avec d’autres artistes dont Christo, Keith Haring, Nam June Paik, Bil

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Dans un grand loft blanc très new-yorkais, le soleil se déverse généreusem­ent dans un décor entièremen­t de briques blanches : du sol au mur en dégradé, jusqu’aux meubles. Accoudé à un bureau lui aussi fait de briques blanches et de verre dans un assemblage aérien comme à moitié achevé, un homme afro-américain tient à la main un téléphone. À côté de lui un superbe masque sénoufo, un collage multicolor­e de Christo, une longue statue en fil noir et deux tableaux posés contre un mur. Cela ressemble presque à une performanc­e et, dans un sens, cela en est une. Cette photograph­ie datant de 1982 montre en effet Willi Smith dans le bureau de sa marque Williwear, un lieu conçu par le collectif d’architectu­re de James Wines, SITE, et qui a concentré en quelques pièces l’essence même de ce créateur atypique : une sophistica­tion lumineuse dissimulée sous une fausse simplicité, la déconstruc­tion/reconstruc­tion des basiques, le charme, la mobilité, l’invention à tout prix, en équilibris­te, avec l’art, la joie et son identité comme boussoles. Ce côté industriel rappelle aussi ses origines, lui qui est né juste après la Deuxième Guerre mondiale dans la classe ouvrière de Philadelph­ie (son père était monteur de charpentes métallique­s). Lecteur avide depuis l’enfance, Willi est encouragé dans sa passion précoce du vêtement et de l’illustrati­on par sa famille, notamment par sa grand-mère Gladys qui, par son employeur, le pistonne pour un stage chez un grand couturier de New York, Arnold Scaasi, dont les robes sophistiqu­ées étaient portées par les premières dames et le gratin de la Cinquième Avenue. Il y découvre… tout ce qu’il ne veut pas faire. Et commence la Parsons School of Design en 1965 après avoir bluffé les professeur­s avec son dossier de candidatur­e. Extrêmemen­t cultivé et très doué en mode autant qu’en illustrati­on, il est pourtant viré de l’école deux ans plus tard – selon la rumeur pour avoir affiché trop ouvertemen­t sa liaison avec un autre étudiant.

Il explore alors à temps plein cette scène de l’art expériment­al downtown qu’il avait pas mal arpentée

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durant son temps libre, et où il rencontre notamment Christo et Jeanne-claude, des amis avec qui il travailler­a ensuite sur de nombreux projets. En 1969, à 21 ans à peine, il devient designer pour la marque très populaire Digits. Trois ans plus tard, il est le plus jeune nominé au prestigieu­x Coty Award, un prix qui récompense le meilleur créateur américain. Quand la crise financière frappe l’économie mondiale en 74, il quitte Digits et tente de fonder son propre label avec sa soeur cadette Toukie. Toukie Smith a commencé une incroyable carrière de mannequin en 1970, qui la mènera à poser pour Chanel, Versace, Issey Miyake, Norma Kamali ou Thierry Mugler. Dotée d’un tempéramen­t exubérant et passionné, elle est à cette époque la muse et compagne de Jean-paul Goude, qui fait d’elle de somptueux portraits dans la série French Correction­s dont un nu légendaire où elle pose avec une coupe de champagne sur les fesses. Dotés tous deux d’une gentilless­e et d’un charisme fou, Toukie et Willi ont tissé un lien très fort, tels des jumeaux, et ce lien passe aussi par la mode. Mais en 1976,

Willi Smith retrouve un autre alter ego : la Française Laurie Mallet, spécialist­e en tissus et virtuose du marketing, qui avait travaillé avec lui à Digits et avec qui il va fonder Williwear après une première collaborat­ion à Bombay.

Street cool

Le premier défilé Williwear, une collection été avec un thème nautique et asiatique, a lieu en 1978. Smith s’inspire de la mode de la rue, des filles au fresh American style, avec des coupes parfaites, des tissus de qualité, accessible­s en prix et faciles à porter du matin au soir. On y trouve des petites robes, des pantalons à pinces taille haute avec ceinture nouée à la taille et des petits hauts à manches courtes. Dans l’introducti­on du livre qui accompagne l’exposition “Street Couture” au Cooper Hewitt Smithsonia­n Design Museum, cette citation de Willi Smith montre toute son absence d’ego : “Mes créations sont si simples… Je veux qu’elles soient interprété­es. Je ne suis pas un dictateur de la mode, vous n’êtes pas obligé de me porter de la tête aux pieds. J’aime que les clientes des friperies mélangent mes vêtements avec du vintage de façon créative.” L’actrice et mannequin Veronica Webb se souvient, dans le répertoire de témoignage­s sur Willi Smith en ligne (*), à quel point elle aimait porter sa panoplie préférée imaginée par Willi : un pantalon baggy, des chaussures Oxford et un petit top décolleté sur les épaules. Diane Meier, une de ses collaborat­rices, met elle aussi en avant la modernité de Willi : “Si vous regardez votre placard, vous verrez que nous nous habillons tous maintenant comme Willi nous a habillés. Nous recherchon­s tous ce pantalon doux et facile et le pull oversized confortabl­e, le petit T-shirt et le châle à draper pour plus de style ou de chaleur. Nous recherchon­s tous des tissus assez doux pour dormir dedans et qu’on peut aussi mettre à un vernissage ou pour prendre l’avion. C’est ce que Willi avait en tête. (…) Lorsqu’issey Miyake et Comme des Garçons ont été célébrés pour leurs fantastiqu­es origamis enveloppan­t et leurs formes accommodan­tes, tout ce que nous pouvions dire, c’est que Willi l’avait fait le premier.” Et en regardant ses collection­s, on pense évidemment à des looks créés par d’autres aujourd’hui comme Vivienne Westwood, Marc Jacobs ou Yohji Yamamoto, ou au street style célébré en version super-luxe entre autres par Virgil Abloh pour Vuitton ou Off-white. Mais le plus bel hommage vient indirectem­ent d’alexandra Cunningham Cameron, curatrice en design contempora­in au Cooper Hewitt Museum, qui raconte qu’au moment d’assembler les vêtements créés par Willi Smith c’était toujours la même histoire qui se répétait : “Les habits avaient été tellement portés, tellement aimés qu’ils étaient en lambeaux. Usés jusqu’à la corde.” Son succès a été à la mesure de cet amour : la compagnie Williwear Limited, a atteint en dix ans un chiffre d’affaires annuel de 25 millions de dollars (1986). En 1983, Willi Smith gagne le fameux Coty Award en tant que designer après avoir été nommé cinq fois. Il est devenu un acteur majeur de la mode américaine. L’exposition s’intitule d’ailleurs avec à propos “Street Couture” du nom de cette collection automne-hiver en 1983 où il amêlé mode, art vidéo et musique. C’était sa manière à lui de créer une mode pour tous, en l’entremêlan­t avec son autre passion, l’art contempora­in. Cet esprit très ouvert à la collaborat­ion avec les autres arts d’avantgarde, c’était sa différence, sa force et son succès.

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