Le nouveau souffle de Lanvin
Nommé directeur artistique des lignes homme et femme de la maison Lanvin depuis 2019, Bruno Sialelli, designer marseillais de 32 ans, a réussi en une poignée de collections à redonner vie à la plus vieille maison de couture française toujours en activité.
Bruno Sialelli : Je pense que oui. C’était le choix de mes parents de nous élever dans cet univers si radical. Et disons que ma normalité en temps qu’enfant ayant grandi dans un bâtiment pareil n’était pas celle des autres. J’allais à l’école maternelle au 8e étage et j’avais à disposition des activités très axées sur la créativité avec des ateliers théâtre, peinture ou calligraphie. Je participais à tout et comme j’étais superactif à cet âge-là, mes parents étaient bien co ntents de m’envoyer au cinéma, à la piscine, au gymnase… Je n’avais qu’à passer d’un étage à l’autre.
Ma mère était assez extravagante et expérimentale dans sa manière de s’habiller, elle portait des marques comme Marithé + François Girbaud, Versus ou Jean-paul Gaultier. Elle travaillait avec son petit frère, l’humoriste Elie Kakou qui était obsédé par la mode et l’idée du costume, et qui était proche de créateurs comme Jean-paul Gaultier qu’il parodiait. Discret et observateur, il exprimait énormément de choses par son look. Enfant, je l’observais avec attention. C’est dans cet univers que j’ai grandi et, à 15 ans, j’ai compris que j’avais besoin d’exprimer ma créativité et que la mode pouvait être un champ d’expression.
J’ai passé un bac artisanat-métiers d’art qui m’a permis de travailler deux ans à l’atelier de costumes de l’opéra de Marseille où j’ai appris à draper, à connaître les matières, etc. Puis à 17 ans j’ai fait un stage chez Christian Lacroix, à la couture, et là, la mode est devenue une évidence. C’était fabuleux! La Couture avec un grand C. Ce moment, très court puisque j’y suis resté huit semaines, a été comme une tornade de beauté. J’étais fasciné, entouré de gens super lookés, c’était le rêve. Cela m’a donné envie de m’inscrire au studio Berçot pour continuer mon apprentissage.
Je ne le réalisais pas vraiment et je n’étais pas le seul. Berçot, c’est un cursus court, deux ans, qui n’est pas exclusivement porté sur la technique. C’est davantage une école où l’on vous pousse dans vos retranchements afin de définir votre univers. Elle fonctionne comme une “maison” et je me suis reconnu dans cette éducation. Elle est très différente de La Cambre ou St Martins.
Balenciaga était une maison école dotée d’un univers fort avec cette idée d’interprétation d’un futur proche. Avec Nicolas Ghesquière et Natacha Ramsey, j’ai appris à aller au bout d’une idée avec cette notion de précision extrême emprunte d’expérimentation et d’innovation. Avec Acne, je voulais intégrer une marque qui faisait du chiffre avec le prêt-à-porter. J’ai découvert la culture suédoise avec ce respect immense des employés et cette façon hybride de travailler. Une expérience tout en contraste pour un Marseillais comme moi. Puis je suis revenu à Paris où j’ai fait une saison chez Paco Rabanne avec Julien Dossena. C’était comme un retour aux sources. Et enfin, Loewe avec qui cela s’est fait presque par hasard. J’ai rencontré Jonathan Anderson, il a adoré mon book, l’a trouvé assez “pluriel”. Chez Balenciaga, on m’appelait “hybride designer” parce que je pouvais faire du flou, du tailleur, de l’underwear. Mais je n’avais jamais fait d’homme. Or, après notre rencontre, Jonathan Anderson est revenu vers moi et m’a dit : “je pense que tu ferais très bien l’homme”. Je me suis dit que ça pouvait être génial de redimensionner ma créativité sur un autre corps et une autre garde-robe.
Je suis sensible à toutes les décennies. Je passe de l’une à l’autre. Mais celle qui vous marque véritablement est celle de votre adolescence. Regardez Marc Jacobs et les années 80. Chez Lanvin, il y aura toujours L’ADN Lanvin que je mêlerai à mes envies personnelles pour raconter mon histoire.
Nous puisons dans les archives. Lanvin est l’une des maisons qui en disposent le plus. Les archives, c’est un processus à part entière, ce sont les témoins de l’art de vivre d’une époque. La marque a toujours su se conceptualiser par rapport au présent et, que ce soit dans les années 10, 20 ou 30, elle était en phase avec son temps. Référence des années 20, elle a été un effet de l’après-guerre et c’est peut-être cette période qui m’intéresse le plus avec ce côté grandiose, ce glamour, cette opulence. Avec les évènements actuels, il y a comme un schéma qui est en train de se reproduire. Je fais un lien entre 1920 et 2020, et j’ai cette envie de fabuleux, d’opulence et de glamour au sens littéral du terme. L’histoire de Lanvin est l’une des plus longues de la mode, et elle est toujours en activité. C’est un bel atout et il faut jouer avec. La créativité, c’est également une gymnastique.
Lanvin est une maison plurielle qui a connu beaucoup de créateurs. Tous ont exprimé leur temps. Au moment de Jules-françois Crahay, c’était les seventies libertaires. Avec Claude Montana, c’était la femme forte. Cela forme des dialogues, des points communs avec mon univers. Cocteau dit au début de La Belle et la Bête : “Laissez-moi vous dire quatre mots magiques et un véritable ‘Sésame ouvre-toi’ de l’enfance : Il était une fois…” Cette pureté, c’est une forme de créativité qui va avec cette liberté qu’on retrouve chez Lanvin.
Pas du tout, mais c’est un objectif. Jeanne Lanvin était une visionnaire. Elle n’était ni couturière ni dessinatrice, elle ressemblait plus à un directeur artistique qui collaborait avec ses pairs pour agrandir son univers et son champ d’expression.
Non, l’homme et la femme passent par le même processus dans mes créations. C’est pour cela que lorsque je suis arrivé chez Lanvin, je les ai fait défiler ensemble. Cela a été comme un réflexe. Mes équipes de création travaillent dans le même studio et réfléchissent ensemble dans le même exercice de style. On réfléchit à des héros, même parfois à des héros domestiques.
Varla, Rosie et Billie, les trois pilleuses de Faster, Pussycat! Kill! Kill! de Russ Meyer, et Petra von Kant de Rainer Werner Fassbinder. Je réfléchis en termes de rôles et non d’actrices.