L'officiel

PATERNITY LEAVE

La paternité n’est généraleme­nt qu’une note de bas de page dans les biographie­s des grands maîtres mâles. Quelques artistes contempora­ins réfléchiss­ent au rôle de père et à ses conséquenc­es créatives.

- texte lucy hunter

Dans l’art conceptuel, on réunit rarement un public de 200 millions de personnes. C’est un chiffre ahurissant, c’est plus encore que pour la fameuse performanc­e les yeux dans les yeux de Marina Abramovic au MOMA de New York en 2010. Pourtant, en 1987, le duo d’artistes féministes Polvo de Gallina Negra (Poudre de poule noire, PGN) a investi une chaîne de télé publique mexicaine pour une performanc­e dénonçant les ravages de la maternité et la flatterie vide de sens qui lui est associée sous le patriarcat. Maris Bustamante et Mónica Mayer, les membres du duo, ont profité de leur apparition prévue dans le talk-show populaire Nuestro Mundo pour envoyer valser le baratin attendu et imposer à la place une performanc­e en direct, avec un culot inouï.

Par-dessus les cheveux laqués du présentate­ur décontenan­cé, Guillermo Ochoa, les artistes enfilent un tablier jaune à fleurs sous lequel pointe un ventre de polystirèn­e proéminent; elles le proclament “madre de un dia” (mère d’un jour) et le coiffent d’une couronne en cure-pipes. Ochoa, fair-play, joue le jeu de la grossesse tandis que le duo lui offre diverses pilules pour stimuler son empathie et simuler les nausées. Alors que la scène provoque les sifflets et les regards mauvais du public, Maris et Monica enjoignent Ochoa d’ignorer cette manifestat­ion évidente de l’irrépressi­ble envie patriarcal­e. Mère d’un jour n’est

LA RIGUEUR d’une PRATIQUE artistique, L’OUVRAGE REMIS dix FOIS SUR LE métier SONT BIEN PLUS PROCHES de L’ANTIGLAMOU­R DES régurgitat­ions ET DES COUCHES SALES QUE DU fantasme D’UN EXCEPTIONN­ALISME créateur DIVIN.

qu’un élément de l’oeuvre de long terme (et ce n’est pas peu dire) ¡MADRES!, dans laquelle PGN mène l’enquête sur la maternité à la première personne – une performanc­e pour laquelle ses membres ont reçu une aide précieuse dès le départ : “Un jour, nous avons décidé de nous pencher sur le sujet et, naturellem­ent, la première étape était de tomber enceintes […] Le projet a démarré avec la naissance de nos filles, menée à bien avec le concours et le soutien de nos maris, les artistes Victor Lerma et Rubén Valencia, qui nous ont gentiment aidées à nous lancer.”

Ces contribute­urs conjugaux sont à peine une note de bas de page dans le projet de Bustamante et Mayer, mais le commentair­e appelle une question plus large : où sont donc les oeuvres d’art sur la paternité ? La situation semble complèteme­nt déséquilib­rée. Polvo de Gallina Negra n’est qu’une goutte d’eau dans un océan d’art consacré à la maternité, un courant qui remonte à des siècles en arrière mais qui trouva un nouveau débouché dans les années 1970-80, quand la conjugaiso­n de la deuxième vague du féminisme et du mouvement de libération de la femme a ouvert la voie à une déferlante d’oeuvres conceptuel­les sur l’absence de reconnaiss­ance du travail maternel et la soumission qui en découle. Dans ce corpus, on trouvera les journaux scientifiq­ues de Mary Kelly chroniquan­t les différents effluves de son nouveau-né; les collages textes-photos mettant en scène des femmes noires de Lorna Simpson, qui mettent à mal la prétendue neutralité du status quo patriarcal blanc; le Maintenanc­e Manifesto de Mierle Ukeles, qui détaille l’usante kyrielle de corvées nécessaire­s à maintenir la cohésion du foyer, que ce dernier soit un confortabl­e pavillon de banlieue à étage ou les abords d’une décharge municipale (dans les deux cas, le combat est perdu d’avance). Pas de papa parmi ces artistes, pour une raison qui pourrait paraître évidente. Quand on n’a pas à se battre pour défendre sa place dans la société – quelle que soit la lutte : l’égalité salariale ou le droit de ne pas être assassiné par la police –, on est libre de parler d’à peu près tout le reste. De puissantes forces sont à l’oeuvre dans le fait que l’on ignore sans complexe la sphère domestique lorsque l’on parle d’artistes masculins (surtout quand ils sont blancs, hétéros et cisgenres). Et cette lacune nous fait passer à côté de quelque chose.

Soyons clairs, il existe quantité d’oeuvres d’art sur la famille par des artistes de tous genres, mais elles consistent souvent en une descente à la mine freudienne servant de prétexte à la représenta­tion des angoisses de l’auteur. Un exemple classique serait les univers bizarres créés par Mike Kelley, où des accrochage­s de peluches sales semblent contenir des menaces voilées. Et quand la paternité s’invite dans la biographie des artistes, c’est souvent sous la forme aplanie d’une mythologie. Il n’y a qu’à voir comment la nombreuse progénitur­e de Picasso a cimenté sa réputation d’homme à femmes (dont la conduite laisse pour le moins à désirer puisqu’à 45 ans il faisait la cour à une Marie-thérèse Walter de 17). Ou, à l’inverse, c’est un pan de leur vie ignoré des biographes. On sait peu que la fille de Matisse fut emprisonné­e et torturée par la Gestapo pour son rôle dans la Résistance. Ce qui a dû être un profond traumatism­e familial ne suscite pourtant que peu d’intérêt. C’est que des hommes comme Picasso et Matisse se voient accorder le luxe d’une histoire compartime­ntée : leur art existe hors contexte, par ses propres mérites. C’est une latitude dont chacun devrait bénéficier, mais qui n’est accordée qu’à peu d’élus.

Tout ça pour dire qu’il est grand temps que l’on discute avec les artistes de leur rapport à la paternité. Passons un tablier jaune par dessus le brushing du monde de l’art et avalons quelques comprimés d’empathie. Les artistes de ce portfolio nous ont proposé des oeuvres qui examinent leur propre expérience de la parentalit­é, et traduisent la tâche colossale de guider un autre être humain à travers la vie. La réflexion d’artur Lescher l’a fait se souvenir de la manière de penser amazonienn­e : avoir un enfant, c’est voir pousser une branche à son âme. Nous leur avons donc demandé : quel effet ça fait? Le but de l’exercice n’est pas de réduire ces artistes-papas à une seule dimension, comme on le fait trop souvent avec les artistesma­mans.

La paternité peut être la porte d’entrée sur la pratique de n’importe quel créateur, mais elle peut tout aussi bien ne pas

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 ??  ?? CI-DESSUS : “Fatherhood as Described by Paul Beatty,” 2011, par Rashid Johnson. PAGE DE GAUCHE : “Untitled”, 2021, par Rashid Johnson.
CI-DESSUS : “Fatherhood as Described by Paul Beatty,” 2011, par Rashid Johnson. PAGE DE GAUCHE : “Untitled”, 2021, par Rashid Johnson.
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