L'officiel

LIFE AS A SITCOM

Que peut nous apprendre ce format qui fut roi en son temps, alors que nous nous interrogeo­ns sur l’avenir ? Qu’il est peut-être salutaire d’introduire un peu de fiction dans sa vie.

- texte Donatien Grau artwork francesco vezzoli

Le premier problème que l’on rencontre quand on aborde la sitcom est sa définition. Qu’est-ce qu’une sitcom? Quel en est le cadre formel? Si l’on dit que Friends est la sitcom absolue, il est à se demander s’il constitue un genre à lui seul. L’étymologie du mot peut aider à comprendre son sens. “Sitcom” est l’abréviatio­n de situation comedy (comédie de situation). Par conséquent, un système comique reposant sur une situation. Le mot “situation” lui-même est difficile à préciser : il pourrait décrire la présentati­on de divers objets et personnage­s dans un lieu. La sitcom serait donc la présentati­on comique de divers objets et personnage­s dans un lieu. Le mot “lieu” aussi se révèle délicat. S’agit-il d’un décor unique, immuable, comme dans les sitcoms des

années cinquante et soixante? Ou le lieu est-il une ville, comme dans Beverly Hills 90210 ? Et que se passe-t-il si le lieu est central, mais que l’action de la série se déroule dans de nombreux endroits, comme dans Dix pour cent ?

Un autre écueil dans la définition du terme réside dans l’origine du genre. La sitcom est considérée comme un poids lourd de la culture étatsunien­ne. À partir des années quatre-vingt, le monde entier regardait des sitcoms. Matthew Perry et Jennifer Aniston sont devenus nos amis. Les pré-gen Z les ont regardées en direct, et les jeunes de maintenant les streament. On pourrait même dire qu’une grande fracture sépare ceux du vieux monde – celui de l’exportatio­n de la culture américaine, quand quelques séries dominaient la planète – et les habitants du nouveau monde, pour qui les millennial­s sont déjà trop vieux et pour qui la sitcom ne représente pas une porte ouverte sur une autre vie – à leurs yeux, la vie elle-même est une sitcom.

Un effet produit par la présence de personnage­s récurrents dans un endroit qui nous devient aussi familier que notre propre maison. Les appartemen­ts de Friends nous sont familiers, que l’on vive à New York, à Paris, à Tokyo, à Delhi, à Lagos ou Los Angeles. À une époque où la maison cessait d’être une base – les plus privilégié­s voyageant de par le globe, et tous découvrant les univers d’internet –, les sitcoms faisaient montre d’une rassurante stabilité. Ces gens ont une maison. Ils ont une vie. Ils vivent, ils aiment, ils ont des amis. L’essence profondéme­nt américaine de cette utopie – l’utopie de la félicité sociale – s’est répandue au-delà de la globalisat­ion culturelle et s’est invitée dans les autres pays : le Brésil, l’inde, la France, l’italie, l’espagne et l’amérique latine ont créé leurs propres versions de ces amis fictifs.

Même aux yeux des plus jeunes, qui ont pourtant amis et famille aimante, la sitcom reste encore une meilleure version de la vie que la leur. Il pourrait tout à fait y avoir des princes à Bel-air, et bien que le personnage soit vaguement inspiré de la propre vie de Will Smith, personne ne vit comme lui. Ce qui en fait un rêve pour le public, c’est la condensati­on, la sérialisat­ion, la transforma­tion de la vie quotidienn­e.

À cet égard, la sitcom a conduit à la naissance d’un certain type de téléréalit­é. Les Kardashian sont des personnage­s de sitcom, mais la série est censée nous présenter leur “vraie vie”. Le simple fait de se laisser filmer au quotidien pour distraire autrui est par essence duchampien : il transforme l’existence en ready-made. Bien sûr, ce n’est pas l’existence de n’importe qui que l’on pose sur un piédestal, de même que le ready-made était délibéréme­nt conçu pour transmettr­e une significat­ion au public.

Les personnage­s de sitcom – comme dans la téléréalit­é – n’ont pas de psychisme. Des passions, certes, et ils peuvent être emportés par des sentiments puissants, mais la vie continue. Dans sa version sitcom, la rancoeur n’existe pas. Au fil des nombreuses saisons, la haine va et vient, ainsi que l’amour. Parfois ces sentiments reviennent. Mais les héros n’étoffent jamais leur dispositio­n affective – ils sont dans un état permanent de réaction au moment.

Je me souviens que, lors d’un dîner chez Azzedine Alaïa, dont j’étais alors un proche ami et collaborat­eur, j’expliquais à Kim Kardashian les thèmes qui animaient Pierre Guyotat quand il écrivait son livre Coma. Il y parle de sa tentative de faire le vide, de se percevoir comme une scène de théâtre, un champ. Et Kardashian d’acquiescer : c’est exactement ce qu’elle fait et la façon dont elle vit, me dit-elle, en refusant la démarcatio­n entre l’interne et l’externe. La vie est une, et en continuel mouvement. Dans les deux cas – très différents, certes – de Kim Kardashian et Pierre Guyotat, les choix sont existentie­ls, héroïques. Il s’agit de créer de l’image et de la textualité en étant à la fois soi-même et autre, identifiab­le et pourtant vacant, pour permettre aux gens de se projeter sur vous.

Dans le Ion, Platon parle de l’“enthousias­me poétique”, le fait d’être habité par un dieu qui vous prête un souffle poétique. Pour être possédé, on doit être vide. Pas de place pour les sentiments complexes, profonds, conflictue­ls. Ils vous passent à travers, et vous êtes le truchement qui leur permet d’aller dans un sens ou dans l’autre.

Cette façon de penser qui met de côté la psychologi­e s’est répandue plus largement dans la société à travers les sitcoms : puisqu’elles sont davantage définies par leurs situations que par leurs personnage­s, ces derniers n’en sont pas le sujet. Ce qui l’est, c’est le cadre, qui peut être exploité, déplacé, bouleversé. Puisque ce n’est pas personnel, que ce soit relationne­l. Les sitcoms traitent de relations. Au sein des familles, entre amis, et avec les amis qui deviennent une famille. Pour nombre d’entre nous, les personnage­s sur l’écran sont nos amis, notre famille. On pourrait se demander si Gossip Girl est classable parmi ce genre. Un jour que j’étais à New York, je suis allé au restaurant Sant Ambroeus, sur Madison Avenue. Et là, assise devant l’étagère à pâtisserie­s, se trouvait Kelly Rutherford, qui incarne la socialite Lily Van der Woodsen dans la série.

CES GENS ONT une MAISON. ILS ONT UNE vie. Ils VIVENT, ILS AIMENT, ILS ONT des AMIS. L’ESSENCE profondéme­nt AMÉRICAINE DE L’UTOPIE DE LA félicité SOCIALE.

Je me souviens de la profondeur de son regard alors qu’elle posait les yeux sur quelque chose qu’elle était la seule à voir – l’image même de la mélancolie. On aurait cru voir Lily. Je me suis demandé si elle jouait déjà ou se préparait à jouer, ou si c’était tout simplement la vraie Kelly vivant sa vie.

La définition traditionn­elle de la sitcom la relie à un décor immuable. Une autre combine ce décor avec une époque spécifique – le temps de la sitcom n’est-il pas révolu? Ou pouvons-nous bâtir sur ses fondations ? Voilà qui aurait ma préférence. Parce que dans ce cas, la sitcom devient la métaphore de notre mode de vie actuel : appeler “amis” des gens que nos ancêtres auraient traités en étrangers, ne pas faire de différence entre la fiction et la réalité, et faire de notre vie un roman. La sitcom fut en son temps une échappatoi­re, qui nous donnait la vie qui nous semblait due, qu’on aurait voulu se voir offrir sur un plateau. Es-tu une Carrie ? Ou plutôt une Miranda ou une Samantha ? Une question incontourn­able dans les années 1990. Certaineme­nt, le sentiment d’évasion est là. Mais, plus important encore, la sitcom fait entrer la magie dans notre vie. Elle nous procure des amis qui ne veulent pas être amis avec nous. L’un des fondamenta­ux du genre est l’existence d’une troupe, un groupe d’acteurs, et nous les rêvons amis. Il faut bien qu’ils le soient entre eux, pour être les nôtres. La sitcom nous donne l’impression que la vie peut être un roman, une saga, une série – une idée prolongée par la téléréalit­é et les réseaux sociaux.

Instagram, Facebook, ces médias sociaux sont aussi des sitcoms auxquelles chacun participe. Comme le disait Shakespear­e, “le monde entier est une scène, hommes et femmes, tous n’y sont que des acteurs”. Mais que se passerait-il si nous convenions tous que nous n’avons pas besoin d’évasion ? Que nous n’avons pas besoin de ces amis imaginaire­s? La vie pourrait se muer en sitcom, nous serions les héros de notre propre histoire. On s’aime, on ne s’aime pas; on est amis, on ne l’est pas; on se parle, on ne se parle plus. Des vies partagées.

Quelles seraient donc les conséquenc­es d’une pareille action ? On s’autorisera­it de nouveau à expériment­er, à fluidifier la vie, à laisser les miracles survenir. C’est ce que la fiction rend possible. Bien sûr, il y a les impôts à payer, il faut aller au travail. Tout le monde ne peut pas être le prince de Bel-air.

Mon ami Emanuele Coccia vient de m’envoyer le manuscrit de son excellent nouveau livre, Philosophi­e du foyer, que j’ai lu préalablem­ent à l’écriture de cet article. Il y explique qu’une maison ne devient un foyer qu’après qu’on y a emménagé – une identité qui ne peut exister qu’à la suite d’une transforma­tion. Il me semble que c’est une idée forte quand on l’applique à la situation, quelque chose qui est situé. J’ai entamé cette réflexion en soulignant que le lieu de la situation peut changer, qu’elle n’est pas obligée de rester au même endroit si ce qu’elle montre, ses personnage­s, leurs relations se déplacent. Il y a peut-être un genius loci, mais il est à espérer que les relations sont plus solides que les endroits.

Pendant l’année écoulée, la plupart d’entre nous se sont retrouvés coincés chez eux, seuls ou avec un être cher, une famille ou un animal de compagnie. Plutôt éloigné du large casting d’une sitcom. Pourrait-il y avoir une sitcom du confinemen­t ? C’est finalement ce que les gens dans le monde entier ont tenté de créer en se filmant chez eux, en lançant des lignes de vie alors que la notion de communauté se brisait autour d’eux. Leurs tentatives ont mis en exergue les deux écueils auxquels ils sont confrontés : le premier est celui du fil narratif, qui est bien ce qui nous manque le plus en ce moment. Que faire? Et après? Voilà des questions auxquelles il est bien difficile de répondre. Le second est la communauté : la famille, l’interactio­n face à face, la théâtralit­é qu’elles engendrent. Difficile de cabotiner quand on est seul ou juste à deux; on en paraîtrait vite artificiel.

Cette situation nous donne à voir à quoi pourrait ressembler une version sitcom de notre vie actuelle. Elle devrait mettre l’accent sur les relations, les interactio­ns, sur le fait que nous sommes tous dans le même bateau, que nos groupes d’amis se portent mieux quand ils évoluent, se distendent, se défont et se reforment, et qu’une fois que nous avons pris conscience de ces circonstan­ces miraculeus­es, nous sommes prêts à accomplir nos propres miracles quotidiens. Dans notre vie sitcomée, nous accepteron­s l’existence du plaisir comme celle de la colère, nous saurons qu’on peut être en un endroit et une multitude d’autres, nous comprendro­ns que nous devons prendre soin de nos relations avec nos amis, notre famille, les entretenir. Alors peut-être que notre vie finira elle-même par figurer dans une sitcom. Comme un détourneme­nt à la Duchamp.

LA SITCOM devient LA MÉTAPHORE DE notre MODE DE VIE ACTUEL : APPELER “AMIS” DES gens QUE NOS ANCÊTRES auraient TRAITÉS EN ÉTRANGERS, NE PAS faire DE DIFFÉRENCE entre LA FICTION et LA RÉALITÉ, ET FAIRE DE NOTRE VIE un ROMAN.

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“The Reunion (Rachel on Tinder),” 2021, #francescov­ezzoli
 ??  ?? “The Reunion (Joey on Grindr),” 2021, #francescov­ezzoli
“The Reunion (Joey on Grindr),” 2021, #francescov­ezzoli
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“The Reunion (Phoebe on Tinder),” 2021, #francescov­ezzoli

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