L'officiel

DECODING DOMESTICIT­Y

Sous l’objectif de Talia Chetrit, la famille révèle les connexions et les personnage­s que nos proches nous offrent.

- texte Julia trotta

En 1996, les Américains qui avaient accès à Internet ne s’y connectaie­nt que trente minutes par mois, et Google n’existait pas encore. C’est l’année de l’assassinat de Tupac Shakur, celle du kidnapping et de la mort de la petite Jonbenét Ramsey, l’année de la réélection de Bill Clinton à la présidence des États-unis. C’est aussi ma première année de cours de photograph­ie, dont il reste un souvenir – un cliché de ma mère dans un champ de blé, paupières doucement baissées, son visage tourné vers le soleil – accroché au mur du salon familial. Talia Chetrit et moi sommes toutes deux ce qu’on appelle des “Xennials”, cette génération à cheval entre les X et les millennial­s qui a grandi dans un monde analogue et est devenue adulte à l’aube de l’ère numérique. Alors, quand j’ai vu pour la première fois une de ses expos, qui présentait notamment des photos qu’elle avait prises adolescent­e au milieu des années 1990, ma propre “pratique” pubescente m’a sauté aux yeux, et j’ai repensé à cette photo de ma mère, en m’interrogea­nt brièvement sur son statut. Les ados d’aujourd’hui prennent et partagent des photos, communique­nt en images comme

ils respirent, mais, à l’époque, utiliser un appareil photo semblait un acte profondéme­nt adulte. Les oeuvres de (toute première) jeunesse de Talia Chetrit, astucieuse­ment recadrées et éditées, ont fait l’objet d’une expo à la galerie Leslie Fritz de New York en 2013, aux côtés d’autres clichés représenta­nt les mêmes sujets vingt ans plus tard. Des gens qui, pour la plupart, étaient l’artiste elle-même et ses proches. Ces images sont assez banales et semblent à première vue être les instantané­s d’une jolie famille blanche aisée, dont la place serait plus dans un album photo que sur les murs d’une galerie. Mais le talent surnaturel de Talia et le regard transgress­if qu’elle pose sur ce format produisent une étude pointue et productive. Adolescent­e, elle a probableme­nt enrôlé ses proches parce qu’ils étaient disponible­s et tout disposés à poser pour elle. Mais au fil du temps ils se sont révélés un prisme au travers duquel explorer l’intimité, l’érotisme, les stéréotype­s de genre, l’humour, l’absurde, et la discipline photograph­ique elle-même. Des thèmes qu’elle aborde de manière plus clinique que biographiq­ue, et très rarement sentimenta­le, bien qu’une certaine tendresse puisse parfois se faire jour. Un double portrait de Talia et de sa mère, daté 1995-2013, montre une femme regardant chaleureus­ement droit vers l’objectif, sa tête comme soudée à celle d’une ado bouche bée dont le regard est tourné vers le bas. L’ado indifféren­te est bien sûr l’artiste elle-même mais, au moment de l’expo, elle était plus proche en âge de cette image sereine de sa mère. D’une certaine manière, les deux personnage­s représente­nt Talia Chetrit, qui maîtrise parfaiteme­nt la dualité entre connexion et ambivalenc­e. Dans Parents (stacked) (2013), on voit de nouveau sa mère, dix-huit ans plus tard, cette fois-ci tête à tête avec le père de Talia. La photo est plus profession­nelle, et il émane de ce séduisant couple de quinquagén­aires beauté et profondeur émotionnel­le, ainsi que des stars de Hollywood présentant leur meilleur visage. Leurs têtes sans corps flottent sur un fond noir, leurs expression­s amplifiées, comme de très beaux clowns. Quand LA>

ses plus proches. Le fait de filmer ses parents à leur insu évoque l’esprit dans lequel les photos de jeunesse ont été prises, mais le procédé est aussi révélateur des dynamiques – psychologi­que, sexuelle et familiale – emblématiq­ues du travail de Talia Chetrit. Elle aime et provoque ses sujets tout à la fois. Tout autant que son public. Entrée en scène de Denis. Il se trouve que je connais personnell­ement Talia, bien que nous ne nous voyions que très rarement. Quand je suis tombée sur des images géantes d’elle s’ébattant dans un pré avec un svelte jeune homme, j’ai tout de suite compris que ce nouveau personnage faisait partie de la famille. Les photos, si grandes et brillantes qu’on dirait une hallucinat­ion, ont été exposées à la Kölnischer Kunstverei­n en 2018. Sur Untitled (Outdoor Sex #1) et Untitled (Outdoor Sex #2), Talia Chetrit s’envoie gaiement en l’air avec un homme dont j’apprendrai plus tard que le nom est Denis. Elle a apporté son appareil photo et, de toute évidence, le garçon est partant. Il est accroché à elle, et elle à son appareil par l’intermédia­ire du câble de déclenchem­ent à distance qu’on voit cheminer du premier plan jusqu’à l’action, ce qui nous rappelle que l’artiste est au travail. L’année suivante, une nouvelle photo titrée Seated Portrait nous donne une meilleure vue du couple. À demi-nue, Talia est étendue, enceinte, portant un tee-shirt blanc relevé sur son ventre, le câble du déclencheu­r en main. Elle s’appuie sur les jambes de son partenaire qui, lui, est allongé et complèteme­nt nu, excepté une paire de lunettes stylée. Tous deux regardent fixement l’objectif ; le nombril de Talia et le bout du sexe érigé de Denis semblent eux aussi nous regarder fixement. Profitant de son nouveau rôle de mère, Talia se délecte des possibilit­és de détourneme­nt de la vie domestique en scènes bizarres ou au glamour outré. Dans le meilleur des cas, il est déjà absurde de faire coexister glamour et bambins, mais le contraste est encore plus criant en 2020, l’année ou personne n’est sorti de chez soi. Guys (les gars) est un portrait père-fils. Denis, en robe de tulle haute couture blanche, appuyé sur une chaise longue à motif léopard, adopte maladroite­ment une posture d’animal. Leur fils, d’à peu près 5 mois, est à quatre pattes au premier plan, imitant la pose de son père. Tous deux regardent la caméra, c’est-à-dire Talia. Le bébé ressemble tellement à sa mère qu’il pourrait aussi bien être son avatar. Une autre photo montre Denis, cette fois-ci en tenue bondage, donner le biberon à son fils dans la cuisine. On peut voir d’antiques outils en fer derrière lui tandis qu’il se cambre et plonge son regard dans l’objectif. Il est définitive­ment partant. (Voir Denis en robe à volants me fait penser à un de mes tableaux préférés, The Bride (Lawrence Alloway), un portrait façon renaissanc­e de Lawrence Alloway peint par sa femme, Sylvia Sleigh.) Pour les besoins de cet article, j’ai sélectionn­é différente­s oeuvres jalonnant la décennie écoulée qui révèlent une

continuité chronologi­que liée à l’âge et à l’évolution de la famille, mais il est important de noter que Talia Chetrit ne souscrit pas à ces notions de linéarité ou de feuilleton­nage. Dans sa nouvelle expo à la galerie Kaufmann Repetto de New York, elle a présenté des oeuvres représenta­nt son fils et son partenaire aux côtés de Chetrit Family. La photo en noir et blanc, tirée de ses archives adolescent­es, représente la famille réunie dans le quartier du Queens pour fêter l’anniversai­re du grand-père. La sincérité désarmante de cette image met le reste de son travail en perspectiv­e et souligne la complexité de l’expérience vécue. Cette photo qui passerait presque inaperçue est pour moi la plus touchante de l’exposition. Une prise de vue sur la même pellicule montre les tours jumelles se détachant sur la skyline de Manhattan. Tout comme le grand-père, les tours ont disparu. Je pense au livre de 2001 de Svetlana Boym, The Future of Nostalgia, dans lequel il est écrit : “La nostalgie est le désir d’un foyer qui n’existe plus ou qui n’a jamais existé. La nostalgie est un sentiment de perte et de déplacemen­t, mais c’est aussi l’histoire d’amour qu’on a avec ses propres fantasmes. L’amour nostalgiqu­e ne peut survivre qu’à longue distance. Une représenta­tion cinématogr­aphique de la nostalgie serait une double exposition, la superposit­ion de deux images – de chez soi et de très loin, du passé et du présent, du rêve et de la vie quotidienn­e. Si nous tentons de les réunir en une seule, le cadre se brise ou la surface prend feu.” Alors que Talia Chetrit manie en virtuose forme et concept pour nous tenir à distance critique, elle ne peut néanmoins s’empêcher de nous blesser un peu.

TALIA se DÉLECTE des POSSIBILIT­ÉS DE DÉTOURNEME­NT DE la VIE DOMESTIQUE en SCÈNES BIZARRES OU au GLAMOUR OUTRÉ.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? EN OUVERTURE : ”Seated Portrait”, 2019. CI-DESSUS : ”Untitled (Outdoor Sex #1)”, 2018. PAGE DE GAUCHE, DE HAUT EN BAS : ”Portrait”, 1995/2013 ; Billboard on La Cienaga Boulevard in Los Angeles, 2014 ; “Mom around Dad”, 2014.
EN OUVERTURE : ”Seated Portrait”, 2019. CI-DESSUS : ”Untitled (Outdoor Sex #1)”, 2018. PAGE DE GAUCHE, DE HAUT EN BAS : ”Portrait”, 1995/2013 ; Billboard on La Cienaga Boulevard in Los Angeles, 2014 ; “Mom around Dad”, 2014.
 ??  ?? CI-DESSUS, À GAUCHE : ”Untitled,” 2020. Ci-dessus :“Boot/baby,” 2020. PAGE DE DROITE : ”Untitled,” 2020.
CI-DESSUS, À GAUCHE : ”Untitled,” 2020. Ci-dessus :“Boot/baby,” 2020. PAGE DE DROITE : ”Untitled,” 2020.
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France