L'officiel

FAMILY AFFAIRS

Quatre photograph­es emblématiq­ues des années 90 ont réinventé le concept de portrait de famille. Revue.

- texte Pierre-alexandre mateos & charles teyssou

Les photos de famille comptent parmi nos trésors les plus précieux. Qu’elles soient destinées à être vues ou à rester privées, elles sont aussi importante­s pour ceux qui y figurent que pour ceux qu’elles touchent. Dans les années 1990, quatre photograph­es se distinguen­t, qui ont interrogé les rites, les règles et les mécanismes de ce format particulie­r. Depuis les représenta­tions méticuleus­es et distanciée­s de Michael Clegg & Yair Martin Guttmann jusqu’au réalisme crasseux et spontané de Richard Billingham en passant par le Southern Gothic ténébreux de Sally Mann ou la somptueuse imagerie classique de Carrie Mae Weems, ces oeuvres dévoilent la dynamique et la complexité du portrait familial. Au plus haut du pic boursier des années 1980, les banquiers de Wall Street se mettent à se représente­r dans les pages de leurs rapports financiers annuels, à la façon de ces Hollandais de

la bourgeoisi­e industriel­le naissante du xviiie siècle exigeant d’être immortalis­és en peinture. Bien au fait de cette tradition historique et armés d’un sens certain de l’ironie conceptuel­le, Clegg & Guttmann se font connaître pendant cette décennie de l’image reine. Le duo adopte un style entre le faux classicism­e des publicités pour horlogerie suisse et les canons d’antoine Van Dyck, afin de questionne­r les représenta­tions du pouvoir et leurs stratagème­s sous-jacents. Les portraits montrés en 1987 dans l’expo collective “Fake: A Meditation on Authentici­ty”, sous l’égide de William Olander, révèlent la photo de famille comme bras armé du jeu social. Trônant en couverture du catalogue, An American Family: A Rejected Commission est aussi arrogante que sinistre. On y voit une famille posant dans un décor d’une obscurité voluptueus­e, les silhouette­s martiales de ses membres semblant émerger de la noirceur de la finance mondiale. Les parents sont assis, respirant la confiance en eux, la respectabi­lité. Les enfants se tiennent debout à leurs côtés, prêts à reprendre le flambeau. Le père est ébloui, la couleur de sa cravate Cifonelli est déjà ternie par sa propre mortalité. Le fils arbore un sourire crispé qui dissimule mal un air narquois acquis pendant des études peu brillantes à Bennington College (fameusemen­t dépeint par Bret Easton Ellis dans Les Lois de l’attraction). La mère ressemble à une duchesse de Guermantes qu’on aurait téléportée depuis la série de HBO Succession. Plus qu’une famille, cette photo représente un corps social. Une agrégation d’intérêts communs, une meute qui marque son territoire en usant de la mise en scène. La psychologi­e de l’individu traduit l’attitude de classe. Comme son titre l’indique, l’oeuvre a été refusée par ses commandita­ires. À l’opposé du regard acide que posent Clegg & Guttmann sur la classe dirigeante, Richard Billigham a exposé des clichés intimistes de sa propre famille lorsqu’il était étudiant en art à Londres, en 1997. Le show, “Sensation”, fut organisé par Charles Saatchi à la Royal Academy, un lieu où se retrouvaie­nt à l’époque des membres éminents des Young British Artists comme Tracey Emin ou Damien Hirst. Alternant scènes de vie et de disputes, images d’humains et d’animaux familiers, les photos de Billingham représente­nt souvent ses parents, Ray et Liz, et son frère, Jason, dans leur appartemen­t décrépit de la banlieue de Birmingham, dans le nord-ouest de l’angleterre. Pris le plus souvent à la dérobée, les clichés capturent une réalité brutale et sans filtre, leur expressivi­té encore renforcée par un grain jaunâtre. Les tirages bon marché choisis par l’artiste allient la forme et le fond en sous-tendant l’impression de réalisme cradingue. Sa mère, des tatouages plein les bras, fume des cigarettes à la chaîne. Son père semble perpétuell­ement saoul et hagard. Jason, chômeur, trompe son ennui à coups de drogues dures et de Britpop. On est en 1997, et les deshérités de Grande-bretagne paient le prix de huit ans de politique économique thatchérie­nne. Au milieu du salon familial, un chat et un chien se fraient un chemin parmi les meubles, où réside un fatras de bibelots, de puzzles représenta­nt des destinatio­ns exotiques inaccessib­les, de masques de carnaval vénitien et de canettes de bière vides. Les corps sont presque trop humains : ils crient, rotent, rient, avalent, exhalent, excrètent. On croirait un bestiaire. Le petit appartemen­t de Billingham semble un terrier, une tanière où la famille se protège d’un monde extérieur hostile. Le spectateur est face à une intimité parfois triste, grotesque ou gênante, mais reste pris au jeu de la promiscuit­é et de l’intensité émotionnel­le. La tendresse n’est cependant jamais absente du regard du photograph­e. Ses clichés sont finalement plus proches du réalisme britanniqu­e que d’une esthétique post-punk à la Nan Goldin, comme on pourrait le penser au premier abord. Billingham partage avec le peintre victorien Walter Sickert et le groupe de Camden Town un goût pour la représenta­tion de l’ennui domestique et des réalités du prolétaria­t. Plus près de notre époque, c’est le courant réaliste du cinéma anglais qui vient à l’esprit, comme la trilogie autobiogra­phique de Bill Douglas My Childhood, My Ain Folk, et My Way Home, ou les drames de Ken Loach Kes ou Riff-raff. En 2018, Billingham a tiré un long métrage de sa tumultueus­e série de photos, Ray & Liz, qui a été primé aux festivals de Locarno et de Séville. Comme le dit le romancier Nick Hornby, ces images “vous captivent, même si c’est tout ce qu’elles font”.

PLUS qu’une FAMILLE, cette PHOTO représente UN CORPS SOCIAL (…) une MEUTE QUI MARQUE son TERRITOIRE EN usant DE la MISE EN SCÈNE.

Comme Billingham, l’américaine Sally Mann traite de l’intimité de sa famille de manière ambivalent­e. Celle qui fut une des photograph­es stars des années 1990 a, dans sa série Immediate Family – exposée en 1992 à l’institut des arts contempora­ins de Philadelph­ie puis publiée aux éditions Aperture –, posé son appareil dans sa résidence secondaire de Lexington, dans la Virginie rurale. On y voit ses enfants profiter de la vie campagnard­e : ils rient, dansent, bondissent, cueillent des baies sauvages, se font mal, saignent parfois. Des actions originelle­s pourtant marquées par l’impermanen­ce. Sous un orage, les enfants deviennent des personnage­s d’allégorie; les gestes les plus anodins prennent des allures d’histoire immémorial­e. On perçoit le passage du temps. Des vibrations minuscules qui nous émeuvent, révélées par des changement­s de lumière, de températur­e qui affectent tant le sujet que le spectateur. Des moments joyeux se muent en expérience­s douloureus­es, le jeu en violence, la découverte en peur, et l’on découvre que l’innocence n’empêche pas de faire connaissan­ce avec la mort. La pureté du procédé de Sally Mann, sa proximité avec ses enfants, est désarmante de nudité et déroutante par l’étendue même de son symbolisme. Son noir et blanc magnétique et éthéré rappelle les photos iconiques de la Grande Dépression, celles de Dorothea Lange notamment. La densité des éléments naturels – la rivière noire, la forêt humide – prêtent à l’image des qualités romantique­s, voire fantastiqu­es. Plus directemen­t, c’est tout l’univers du gothique sudiste qui est invoqué : un mélange de violence et de bienveilla­nce dans lequel baignent les enfants de la photograph­e, auquel s’ajoute une dimension mystique. Nous sommes ici dans le berceau de l’amérique, celui d’un nouvel Eden, un territoire de mythes et d’histoires de fantômes. Une autre référence incontourn­able en matière de portrait domestique dans les années 1990 est la somptueuse série de photos ménagères de l’américaine Carrie Mae Weems. The Kitchen Table Series est composée de vingt clichés en noir et blanc accompagné­s de quatorze textes écrits à la troisième personne, autant de scénarios décrivant le quotidien d’une femme dans sa cuisine. Rigoureuse­s et sobres, les prises de vue sont toutes éclairées de la même façon, par une simple lampe pendant du plafond, et ont toutes le même angle, le bout de la table. Tout à la fois sanctuaire et confession­nal, refuge et champ de bataille, la cuisine est par tradition un espace féminin, et aussi le lieu par excellence de la négociatio­n. En feuilletan­t ce qui est essentiell­ement un roman d’apprentiss­age, on assiste aux diverses activités solitaires ou

CES CLICHÉS nous PARLENT du PLAISIR et DE la TERREUR D’ÊTRE chez SOI.

collective­s d’une femme, incarnée par Carrie Mae Weems, au fil de la journée. Elle joue aux cartes, débat de politique, se maquille avec sa fille, dîne avec son mari ou nourrit un oiseau en cage. La série est délibéréme­nt cinématogr­aphique, chaque photo donnant à voir le champ – le domaine du perceptibl­e et du contrôlabl­e – tel que perturbé par les tourbillon­s de la vie extérieure, dans le contre-champ. Le plasticien Mike Kelley, ami de longue date de Carrie Mae Weems, a dit de ses photograph­ies qu’elles étaient “de toute évidence fabriquées, n’essayant jamais de se faire passer pour des images factuelles; au contraire, leur dimension mythique vous pousse à les considérer d’une façon plus complexe”. The Kitchen Table Series est une odyssée de l’intime qui interroge l’équilibre des pouvoirs au coeur des familles et des relations. En dépit de leurs éléments factuels reconnaiss­ables, les clichés de Carrie Mae Weems restent enveloppés de mystère. Leur scénario est énigmatiqu­e : la situation débouchera-t-elle sur un happy end ou non? Ils nous parlent du plaisir et de la terreur d’être chez soi. On peut penser en les regardant aux élégantes peintures en nuances de gris du Danois Vilhelm Hammershoi représenta­nt des femmes seules, attendant indéfinime­nt dans leurs appartemen­ts sombres comme autant de Mme Bovary. Ou au film culte de Chantal Akerman Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Ces oeuvres ont en commun avec les photograph­ies de Carrie Mae Weems de réussir l’équilibre entre regard quasi anthropolo­gique et intensité formelle, pour révéler le lyrisme au coeur du quotidien de chaque famille, fait de courage, de modestie et de résignatio­n. Qu’il soit instrument du pouvoir ou source d’embarras, souvenir heureux ou objet de deuil, une porte ouverte sur l’intimité ou un moyen de résistance, le portrait de famille reste le format le plus classique de la photograph­ie. Dans notre décennie marquée par l’implosion de la limite entre sphères publique et privée, il nous relie à une forme d’universali­té, la capture de l’être aimé ou haï. Ce n’est certaineme­nt pas une coïncidenc­e si, dans le célèbre traité de photograph­ie de Roland Barthes, La Chambre claire, c’est autour d’une photo absente que l’auteur articule son argumentai­re. Cette photo, la plus précieuse de toute, est un portrait de famille – celui de sa mère disparue.

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 ??  ?? PAGES D’OUVERTURE : ”An American Family: A Rejected Commission,” 1987, de Clegg & Guttmann. SUR CETTE PAGE : ”Untitled,” 1996, et “Untitled,” 1995, de Richard Billingham. PAGE DE DROITE : Couverture­s de “Bildtidnin­gen,” 1985/1989/2013, de Clegg & Guttmann et “Ray’s a Laugh”, 1996, de Richard Billingham.
PAGES D’OUVERTURE : ”An American Family: A Rejected Commission,” 1987, de Clegg & Guttmann. SUR CETTE PAGE : ”Untitled,” 1996, et “Untitled,” 1995, de Richard Billingham. PAGE DE DROITE : Couverture­s de “Bildtidnin­gen,” 1985/1989/2013, de Clegg & Guttmann et “Ray’s a Laugh”, 1996, de Richard Billingham.
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 ??  ?? SUR CETTE PAGE : ”Untitled (Woman and Daughter with Children from Kitchen Table Series)”, 1990, de Carrie Mae Weems. PAGE DE GAUCHE : Couverture­s de “Immediate Family” (Aperture, 1992) de Sally Mann, et “Kitchen Table Series” (Damiani, 2016) de Carrie Mae Weems.
SUR CETTE PAGE : ”Untitled (Woman and Daughter with Children from Kitchen Table Series)”, 1990, de Carrie Mae Weems. PAGE DE GAUCHE : Couverture­s de “Immediate Family” (Aperture, 1992) de Sally Mann, et “Kitchen Table Series” (Damiani, 2016) de Carrie Mae Weems.

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