Marine Chesnais (Habiter le seuil) : «on a l’impression d’être sous l’eau»
Marine Chesnais viendra présenter Habiter le seuil, dimanche 19 mai à 20 heures, au Kubb, à Évreux, dans le cadre du festival Les Anthr opoScènes. Danseuse et apnéiste, elle a écrit ce spectacle après être allée à la rencontre des baleines à bosse au large de l’île de La Réuomplice, nion. Un voyage dans les profondeurs marines transposé à la scène. Un défi, une gageure, une performance pour la chorégraphe et sa cClémentine Maubon. La représentation sera suivie de la projection du film (29 min.) du même nom, réalisé par Vincent Bruno.
Marine Chesnais souhaite habiter le seuil. Certes, mais quelle est sa définition de ce seuil ? « Il y en a plusieurs, admet-elle, d’emblée. La plus flagrante, pour moi, c’est l’espace entre. C’est-à-dire, cet espace entre quelqu’un et soi-même. C’est aussi le bas d’une porte. On appelle ça, le seuil. Il y a aussi cette image de franchir la porte. Et puis, notamment dans le spectacle Habiter le seuil, il y a plusieurs seuils. Le seuil entre la seconde danseuse et moi. Sur scène, il y a un cercle miroir au centre qui représente un Blue Hole, un trou dans la mer. Il y a le seuil entre la terre et la mer. Entre la surface de la mer et la profondeur — qui est encore un autre seuil. Il y a toutes ces couches. Le spectacle aurait pu tout aussi bien s’intituler Habiter les seuils », reconnaîtelle. Il y a aussi le seuil entre ses deux passions : la danse et l’apnée, l’apnée et la danse ? Dans quel ordre s’est-elle passionnée pour l’une et l’autre et pourquoi ?, lui demande-t-on. « Étrangement, elles sont arrivées un peu simultanément. J’ai grandi dans une famille de navigateurs, en Bretagne, près de la mer, où on ne parlait que bateau, plaisante-telle. J’étais sur l’eau avant même de savoir marcher. Et à 5 ans, je voulais devenir danseuse. J’ai eu ce rapport à l’eau et à la mer très, très jeune. Après, j’ai eu un parcours de danseuse assez classique. Le Conservatoire supérieur de Paris. À ma sortie du Conservatoire, j’ai commencé à danser et à plonger. D’abord avec des bouteilles. J’ai découvert l’apnée plus tard. À Amorgos, là où a été tourné le film Le Grand Bleu. Là, avec cette pratique, j’ai eu un grand bouleversement intérieur, confie-t-elle. Ça arrivait à une période de ma vie où je commençais vraiment à avoir des réflexions sur la cohérence que je souhaitais avoir dans ma vie, par rapport à tout ce qui nous entoure, toutes ces questions environnementales. J’ai décidé de m’installer sur une toute petite île en Bretagne, l’île de Groix. J’avais vraiment besoin de tisser, lier ces deux passions, l’apnée et la danse. Et puis c’est venu aussi d’un positionnement où je souhaitais que mon travail artistique soit complètement dédié à des projets en lien avec des thématiques environnementales et particulièrement lié à la mer».
On revient à l’enfance, son attirance pour la danse, dans un univers où on ne parlait que bateau. Pourquoi ? « J’y repense assez souvent, avoue-t-elle. Personne n’est artiste dans ma famille, à part ma mère qui peint un peu. Mais à 5 ans, alors que j’habitais en pleine campagne, j’ai dit à ma mère : “je veux être danseuse”. Ça ne m’a jamais lâché. C’était à un tel point que, petite, ma mère m’a fait arrêter la danse parce que je ne parlais plus que de ça. Elle m’a fait arrêter un an. Au bout d’un an, elle m’a demandé : “Qu’est-ce que tu veux faire ?” Je lui ai répondu : “de la danse !”» De même pour l’apnée, y est-elle venue pour se libérer du poids des bouteilles et des lests ou parce qu’elle a été séduite par le film de Luc Besson ? « Oui, je m’inscris complètement dans la génération du Grand Bleu (elle est née en 1988, l’année de la sortie du film, ndlr) J’ai commencé par la plongée bouteille. Un jour, j’étais en voyage en Asie. Je prenais un cours de yoga. Je vois des apnéistes revenir, sourire aux lèvres. Même pas une combinaison sur eux. Je me suis dit : wouah ! Ça a l’air trop bien ! Ça m’a pris un ou deux ans avant de m’y mettre, mais quand j’ai commencé, ça ne m’a plus lâché. J’ai débuté l’apnée il y a 6 ans, la plongée bouteille il y a 12 ans. J’aime encore plonger en bouteille, précise-t-elle, pour passer 20 minutes devant un petit poisson, une crevette. Chose qu’on ne peut pas faire en apnée ». Où l’apnée et la danse se rejoignent-elles ?, lui demande-t-on. « Je me suis rendu compte, sous l’eau, que les qualités de corps que je recherchais depuis des années sur terre en tant que danseuse, c’est-à-dire la fluidité, ou encore cette densité de l’espace, je les trouvais démultipliées sous l’eau. Comme si c’était complètement naturel sous l’eau. Mes premières plongées en apnée ont changé mon rapport à la danse une fois que je suis revenue sur terre. C’est là où je me suis dit : ah ouais, c’est carrément passionnant ! Du coup, j’ai eu envie d’aller plus loin, d’explorer et de consacrer des projets artistiques à un travail de danse sous-marine».
❝ Mes premières plongées en apnée ont changé mon rapport à la danse une fois que je suis revenue sur terre. MARINE CHESNAIS
On imagine que la concentration extrême est la même, le souffle aussi. «Oui, confirme-t-elle, tout en nuançant. J’ai fait un gros parcours en Conservatoire et pas une seule fois on m’a parlé de ma respiration. Ou alors, c’était pour me dire que je respirais trop fort. Parce qu’une danseuse ne doit pas laisser entendre son souffle. Il ne faut pas que l’on voie qu’elle souffre. J’ai commencé à respirer au moment où j’ai arrêté de respirer, au moment où j’ai commencé l’apnée et à comprendre ce qui se passait d’un point de vue anatomique, où j’ai commencé à réaliser à quel point nous ne respirons pas. On respire extrêmement mal. On ne nous a jamais appris à respirer, même après 12 ans de Conservatoire. Cela a été une véritable révélation pour moi. On peut le voir dans Habiter le seuil, mon travail est très porté par le souffle. Dans ce spectacle, il y a certains exercices de respiration qu’on réalise en apnée que je fais sur scène. Sinon, la respiration devient sonore. Non pas parce que je la force, mais juste parce que j’ai appris à la laisser passer. J’ai appris à laisser le souffle traverser, qu’on l’entende ou non, ce n’est pas grave. C’est quand même l’élan de vie, l’énergie de vie, le souffle. Donc oui, d’une certaine manière, ça a été des vases communicants. Des découvertes faites en apnée ont enrichi la danse sur terre et des éléments que j’ai travaillés depuis longtemps en danse, comme le focus, la concentration et la conscience corporelle, m’ont énormément aidée en apnée.» Qu’est-ce que l’apnée n’a pas que la danse a, et inversement ?, lui demande-t-on. «Cette sensation d’être fondue dans un élément. Le quotidien d’un métier de danseur, c’est vivre la valise à la main, on est enfermés dans des studios. J’avais un besoin monstrueux d’être au plus proche de la nature, de l’eau, de la mer — que je trouve si fascinante. De m’immerger complètement. En danse, on vient retraduire ça dans l’imaginaire. Mais on passe nos journées dans des théâtres, dans des environnements sombres. Enfermés. Vraiment. Donc, ça a été aussi, pour moi, la volonté de faire sortir la danse des lieux habituels».
Combien de temps peut-elle se tenir éloignée de la mer ?, lui demande-t-on. « Franchement, pas longtemps, reconnaît-elle, en riant. Et même… Maintenant, quand je pars en tournée, je vérifie où se trouvent les piscines. J’ai mon maillot de bain dans ma valise». Dans une interview, elle affirmait : l’Homme vient de la mer et toujours il aura le désir d’y retourner. Dans ces conditions, on s’étonne qu’il la pollue aussi facilement. On aurait pu ajouter inconsciemment, mais non, tant on a le sentiment qu’il le fait de manière totalement délibérée, observe-t-on. «Ce sont tous les questionnements d’une création sur laquelle je travaille en ce moment, concède-t-elle. Sur les effondrements écologiques qui questionnent ce passage, une fois que l’on sait. Aujourd’hui, tout le monde sait ce qu’il se passe, que la mer est remplie de plastique, etc. Et pourquoi on ne fait rien ? Ou si peu. Ou si partiellement. C’est vraiment une grosse question pour moi. Ma version de la chose, c’est qu’on vit tellement dans des rythmes qui ne sont pas les nôtres, dans des rythmes accélérés, beaucoup trop rapides, pas organiques, soumis à énormément de pression, qu’on est décentrés en permanence. Donc, ce n’est pas évident, pas évident du tout de pouvoir ressentir physiquement l’interdépendance avec tout ce qui nous entoure. Or, c’est vers ça qu’il faut tendre. Parce qu’on en parle beaucoup d’un point de vue théorique. On entend ces mots : crise de sens, il faut qu’on se reconnecte, etc., mais ensuite, comment ça se passe concrètement ? Comment on fait ? C’est là où la danse et le travail respiratoire, de l’apnée sont des outils très puissants, pour moi. On connaît cette interdépendance théorique, mais il faut qu’on la ressente physiquement, profondément».
Cette prise de conscience est-elle à l’origine de la création de sa compagnie One Breath ?, s’enquiert-on. «Je l’ai créée alors que j’étais encore à Paris, précise-t-elle. Elle portait un autre nom. Elle s’appelait Kasenn, ce qui signifie courant sousmarin en breton. J’ai réalisé une première création qui n’était pas explicitement dédiée à ces thématiques, mais elles étaient déjà présentes de manière subtile», note-t-elle. «C’est véritablement mon déménagement en Bretagne, à Groix, qui a permis de redéfinir l’ADN de la compagnie en fonction de ce que je voulais vivre dans ma vie». C’est une manière de montrer le chemin, une voie, émet-on. «Je n’aurais pas cette prétention. En tout cas, ce qui est certain, c’est que même le spectacle vivant, même la danse, relève d’une industrie. Monter un spectacle vivant nous place complètement dans ce système qui détruit à la fois le vivant et nousmêmes. Je ne peux plus m’identifier entièrement à cela. J’avais vraiment besoin de faire un pas de côté pour pouvoir m’ouvrir à d’autres disciplines, notamment celles de la connaissance scientifique, issue des sciences du vivant, pour établir un lien entre la connaissance scientifique et la connaissance sensible, comprendre comment le vivant fonctionne pour nous en inspirer. Donc, je ne sais pas si c’est montrer le chemin. En tout cas, pour moi, c’était ça ou bien j’arrêtais. Sinon, je préférais travailler à Groix pour rester dans mon île que j’aime tant ». Groix, justement, elle s’y est installée il y a 5 ans. « Juste avant le covid », précise-t-elle. Cinq ans, c’est un peu court pour observer d’éventuels changements, juge-t-on. «J’ai grandi dans le golfe du Morbihan, j’ai vu les changements. Évidemment. À un moment, tout le monde parvient à les voir. J’ai également pu les constater en plongeant dans différents endroits du monde. C’est absolument flagrant. Ce sont des constats assez brutaux. En Bretagne, sur les plages, cet hiver, nous avons dû ramasser des larmes de sirène, des petites billes de plastique minuscules, perle par perle. Il y a des systèmes de ramassage à Groix. Quand j’étais petite, à part les marées noires, nous n’étions pas confrontés à cette pollution systématique comme aujourd’hui ».