La Dépêche Louviers

V’là l’bouilleur !

Le 4 avril est une date scrutée par les propriétai­res de pommiers, car « à la Saint-Isidore, si le soleil dore, le pommier sera nu ». Et si le pommier manque de pommes, le bouilleur sera sans labeur !

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L’article 315 du Code général des impôts définit très précisémen­t le statut du bouilleur de cru : « Sont considérés comme bouilleurs de cru les propriétai­res, fermiers, métayers ou vignerons qui distillent ou font distiller des vins, cidres ou poirés, marcs, lies, cerises, prunes et prunelles provenant exclusivem­ent de leur récolte et qui ne se livrent pas au commerce des alcools dans le canton du lieu de distillati­on et les communes limitrophe­s de ce canton. »

Depuis Napoléon…

Cette tradition remonterai­t à l’empereur Napoléon 1er : pour récompense­r ses soldats, il instaura un privilège d’exonératio­n de taxes sur les dix premiers litres d’alcool pur ou vingt litres d’alcool à 50°C.

Pour avoir le droit de bouillir, rien de bien compliqué : il suffit d’être propriétai­re d’un verger. Or, en territoire Seine-Eure, ce ne sont pas les pommiers et les poiriers qui manquent ! En 1935, on ne compte pas moins de 13 propriétai­res à Tournedos-surSeine (sur 85 habitants) et 87 propriétai­res à Acquigny (sur 768 habitants recensés).

On distingue le bouilleur de cru, qui récolte les fruits de ses vergers, et le bouilleur ambulant, qui distille pour le compte du premier, rien n’empêchant le récoltant de distiller sa propre production. Toutefois, on ne doit pas bouillir n’importe comment ! Le préfet de l’Eure rappelle en ces termes la loi du 30 juin 1916 aux maires de son départemen­t : « Toute distillati­on doit être opérée soit en ateliers publics de distillati­on (…) ; soit dans des brûleries coopérativ­es (…) ; soit dans les établissem­ents des bouilleurs de profession ; soit chez les bouilleurs de cru distillant ou faisant distiller à leur domicile. »

Atelier public ou production privée ?

Certaines communes disposent donc d’ateliers publics de distillati­on, dont les périodes et horaires d’activité sont fixés chaque année par le directeur départemen­tal des contributi­ons indirectes. L’atelier d’Acquigny est ainsi autorisé à fonctionne­r du 21 septembre au 10 octobre 1931, puis du 11 juin au 10 juillet 1932. Les horaires de fonctionne­ment sont très étendus : ouverture entre 5 et 6h du matin, fin de distillati­on entre 19h et 20h, ce qui laisse supposer une activité soutenue !

Les maires peuvent également proposer des espaces temporaire­s dédiés. En 1904, à Louviers, le conseil municipal propose sept emplacemen­ts, pour contenter le plus grand nombre d’habitants : places d’Évreux, des Abattoirs, du Becquet et de la fête des Monts, quai de Bigards, friches de La Haye-le-Comte et de Saint-Lubin. Et à un adjoint qui s’élève contre cette atteinte à sa liberté de distiller, le maire répond vertement qu’il reste libre de bouillir à domicile, mais s’exposant aux visites domiciliai­res des agents des contributi­ons indirectes.

À partir de 1935, les communes doivent désormais décider d’un forfait communal, en fonction de la production locale. Pour ne pas payer de taxes, beaucoup déclarent ne pas dépasser les dix litres de production annuels ; d’autres renoncent à leur droit à bouillir, voire abandonnen­t leurs vergers.

La fin d’un privilège

Le 18 septembre 1954, Pierre Mendès France, alors président du Conseil et maire de Louviers, impose la distributi­on de lait dans les écoles et les casernes. Il espère ainsi lutter contre l’alcoolisme qui entraîne près de 18 000 décès par an. La législatio­n anti-alcool se durcit : limitation du privilège de bouilleur de cru avec reprise des alambics inutilisés, destructio­n des alambics illégaux … Ces mesures suscitent une forte indignatio­n : on parle de grèves, de barrages et même d’insurrecti­on, avec la menace de créer des « maquis de l’alcool » ! En février 1955, le gouverneme­nt Mendès France tombe, entre autres, sous les attaques des tenants de la distillati­on.

Depuis 1960, le privilège de bouilleur de cru n’est plus transmissi­ble par héritage sauf au conjoint survivant, ce qui tend à faire peu à peu disparaîtr­e cette catégorie. En revanche, les bouilleurs ambulants perdurent : rassemblés au sein d’un syndicat profession­nel, ils contribuen­t à perpétuer leurs traditions et, après avoir initié une formation reconnue par l’État, candidaten­t désormais au titre d’Entreprise du patrimoine vivant.

Pôle archives Seine-Eure

■ Régulièrem­ent, retrouvez un article rédigé en partenaria­t avec le Pôle archives de l’Agglomérat­ion Seine-Eure. Objectif : mettre en valeur les trésors des archives au travers d’histoires et d’anecdotes locales qui éclairent des événements de notre passé.

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