La Dépêche Louviers

Médecin légiste à la vie, à la mort

Le professeur Gilles Tournel est chef du service de médecine légale au CHU de Rouen. Avec son équipe, il intervient également au CH EureSeine. Au-delà des idées reçues, il évoque son métier dévoué aux morts mais aussi aux vivants.

- Propos recueillis par Arielle Bossuyt Le Démocrate Vernonnais

➜ Qu’est-ce qui vous a amené à travailler en tant que médecin légiste au CHU de Rouen ?

J’ai fais mes études de médecine à Lille. J’ai commencé à travailler en 1996 en tant qu’interne au CHU de Lille au service de médecine légale. J’y suis resté jusqu’en 2016. Le professeur Proust, qui m’a précédé au CHU de Rouen, est parti à la retraite et il n’avait pas de successeur. J’avais tous les diplômes pour le remplacer et il n’y avait pas de poste disponible pour moi à Lille. Il m’a proposé de postuler : on se connaissai­t puisque nous ne sommes pas nombreux en médecine légale en France.

➜ Dans quelles situations fait-on appel à un médecin légiste ?

Nous intervenon­s en cas de mort violente ou suspecte. Cela peut être suite à la découverte d’un cadavre portant des coups, d’un corps en état de décomposit­ion avancée ou suite à une pendaison au domicile. Même s’il peut s’agir d’un suicide, cela reste une mort violente. S’il a un doute, le médecin venu sur place pour constater la mort (Samu ou généralist­e, Ndlr) doit indiquer sur le certificat de décès qu’il y a un obstacle médico-légal ce qui entraînera des investigat­ions judiciaire­s. Cela ne veut pas dire qu’il y aura une autopsie mais le corps peut être examiné. S’il s’agit d’une levée de corps sur une scène de crime, nous sommes appelés sur place par la police judiciaire et nous devons en référer au procureur. Si nécessaire, nous pouvons proposer une autopsie et c’est au procureur de décider d’aller plus loin ou non. Nous travaillon­s en étroite collaborat­ion avec la police judiciaire et le procureur.

En combien de temps pouvez-vous apporter les éléments des examens en cas

➜ de mort suspecte ?

Ça peut être très rapide. Nous priorisons les autopsies potentiell­ement liées à un homicide. Si la levée de corps se fait le jeudi par exemple, nous faisons le scanner le soir même. Les résultats tombent assez rapidement et ils peuvent servir aux policiers au cours d’une garde à vue de l’auteur potentiel.

➜ Avez-vous déjà eu un revirement de situation suite à une autopsie ?

Je me suis souviens d’une affaire dans laquelle une victime a été retrouvée sans vie, en bas des escaliers. Elle ne présentait aucune trace de lutte. Il s’agissait, au premier regard, d’un accident. Mon collègue, appelé sur place, a toutefois été interpellé par la quantité de sang retrouvée autour du corps. Nous avons fait une autopsie et un scanner et nous avons découvert, non sans mal, une trace de projectile dans la nuque. Nous n’avions plus affaire à un accident mais à un crime. Il faut rester très prudent et indiquer seulement ce qu’on peut certifier sinon, nous risquons de compromett­re l’enquête de police.

Des victimes de 0 à 103 ans ➜ Il y a une autre facette de votre métier peu connue : la prise en charge des vivants...

Effectivem­ent et certaines personnes sont étonnées lorsqu’on leur dit qu’elles doivent aller voir un médecin légiste. Dans 95 % des cas, les « vivants » viennent sur réquisitio­n d’un officier de police judiciaire, suite à une plainte. Malheureus­ement, nous recevons des victimes de tous âges, de 0 à 103 ans. Les violences peuvent être sexuelles, physiques mais aussi psychologi­ques. Nous évaluons aussi les ITT (incapacité de travail totale ou incapacité temporaire de travail) ce qui permet aux magistrats de qualifier les faits de violence.

➜ Comment sont prises en charge les victimes de violences sexuelles ?

Lorsqu’il y a eu agression sexuelle, les victimes peuvent se présenter aux urgences gynécologi­ques. Si les faits ont eu lieu dans les 48 heures, nous prescrivon­s un traitement trithérapi­e pour éviter les infections et la victime est examinée. Les résultats sont stockés dans un recueil de preuves sans plaintes et pourront être exploités lorsqu’une plainte sera déposée. Nous tenons des astreintes pour les victimes de violences sexuelles.

➜ Le CH Eure-Seine a-t-il un service dédié à la médecine légale ?

Les centres de références se trouvent, dans la très grande majorité, dans les CHU donc pour le secteur de l’Eure et de la Seine-Maritime, il s’agit de celui de Rouen. Dans nos missions, nous devons assurer la médecine légale de proximité. Lors d’une levée de corps, nous pouvons nous rendre sur le lieu de découverte du cadavre : cela fait partie de nos missions. Dans le service, nous sommes une dizaine pour les deux départemen­ts.

➜ Vous travaillez également au Caseva d’Évreux. Pouvez-vous nous dire l’objectif de ce centre d’accueil ?

En 2017, l’ancienne procureure d’Évreux, Dominique Puechmaill­e, a évoqué la mise en place d’une consultati­on de médecine légale pour les victimes. C’est ainsi qu’en 2020, le Caseva (Centre d’accueil spécialisé de l’Eure pour les victimes) a ouvert ses portes. Jusque-là, l’Eure était un peu désertée et les patients devaient se rendre au Casa (centre d’accueil spécialisé pour les agressions) à Rouen. Un médecin venait pour des permanence­s mais de façon ponctuelle. Désormais, il y a des permanence­s toutes les semaines au CH EureSeine, à Évreux.

Je voulais m’occuper des victimes ➜ Pourquoi avoir choisi cette voie ?

Je voulais m’occuper des victimes. On cite souvent cette formule : « faire parler les morts ». C’est tout à fait ça. Ces personnes n’ont rien demandé et nous devons faire en sorte qu’elles ne soient pas mortes pour rien. C’est le dernier respect qu’on leur doit. Lorsqu’il s’agit de victimes en vie, je poursuis la même logique : trouver des éléments pour faire avancer l’enquête. J’aime aussi cette discipline parce que nous côtoyons plusieurs univers. Nous travaillon­s avec le procureur, la police, la gendarmeri­e, la police scientifiq­ue et nous abordons différents domaines : la criminolog­ie, la toxicologi­e. Nous faisons aussi de l’anthropolo­gie. C’est une discipline très riche.

➜ Est-ce qu’une affaire en particulie­r vous a marqué ?

Cela fait bientôt 28 ans que je fais ce métier. Sans dire que je m’habitue, nous examinons les victimes à un instant T. Nous réalisons un acte technique avec nécessité d’interpréta­tion. Il faut éviter e se refaire l’histoire dans sa tête, de s’imaginer la personne lorsqu’elle était en vie. C’est une façon de garder la tête claire. Lorsqu’il s’agit d’enfants, c’est beaucoup plus compliqué surtout quand il y a des situations de maltraitan­ces gravissime­s. Les autopsies de personnes âgées peuvent me marquer également.

➜ Vous êtes témoin d’horreurs au quotidien. Depuis que vous avez débuté votre carrière, avez-vous remarqué une hausse de la violence ?

J’ai travaillé dans les Hauts de France et en Normandie, deux régions où la misère sociale engendre des violences, souvent sur fond d’alcool. Je ne sais pas s’il y a une montée des violences mais on rencontre le même type de victimes dans ces régions. La violence a toujours existé mais ce que je constate, c’est qu’avant, on se bagarrait à coup de poing. Aujourd’hui, on sort les armes blanches sans mesurer la gravité de l’acte. Concernant les violences sexuelles, la mise en place d’astreinte a permis de repérer des victimes dont nous n’avions pas connaissan­ce avant. Nos prises en charge de victimes concernent à 35 % des violences intrafamil­iales, 22 % violences conjugales et 12 % violences à caractère sexuel.

■ Le Caseva reçoit sur rendez-vous. Tél. 02 32 33 83 34, courriel : caseva@ch-eureseine.fr

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